Raymond Depardon et Kamel Daoud : échange de regards sur l’Algérie
Publié le 11-03-2022 à 17h39
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Le 5 juillet prochain, l’Algérie célébrera les 60 ans de son indépendance. En 1961, Raymond Depardon, jeune photographe à l’agence de presse Dalmas, avait été envoyé dans ce pays en guerre depuis 8 ans pour couvrir les derniers soubresauts de ce qui fut pudiquement appelé "les événements". Dans la foulée, il y suivit les négociations qui aboutiront aux accords d’Evian en mars 1962.
Dialogue
À l’approche de cette date anniversaire, le photographe de Magnum a évidemment voulu exhumer ses photographies qui, soit dit en passant, ont été peu vues, même à l’époque.
En voyant ces images de reportage très factuelles et peu loquaces pour un public d’aujourd’hui, Claudine Nougaret, cinéaste et par ailleurs épouse du photographe, a imaginé de leur adjoindre le contrepoint de textes de l’écrivain algérien Kamel Daoud. Celui-ci accepta, toutefois, comme il l’a dit à maintes reprises par la suite, non sans avoir hésité par peur de devoir commenter l’histoire ressassée et figée de son pays.
Par la suite vint aussi l'idée d'un retour photographique en Algérie. Il eut lieu en 2019, pas très longtemps, mais suffisamment pour offrir une ouverture supplémentaire à l'écrivain et approfondir le dialogue avec lui sur place, notamment dans sa ville d'Oran. Voilà ce qui nous vaut aujourd'hui un formidable livre intitulé Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 et une exposition éponyme à l'Institut du Monde arabe à Paris.
Assez tôt dans l'ouvrage, Daoud pose une question cruciale : "Qu'est-ce que je ressens, moi, décolonisé, quand je contemple une photo de cette époque, de ce passé qui, sur injonction, a été décrété contemporain-pour-toujours ? Qui suis-je dans ce miroir qui devrait me refléter, et qui cependant m'efface pour toujours au présent ?" La réponse transparaît dans ses textes aux registres divers où on le voit découvrir avec bonheur des images somme toute modestes qui, déchargées du poids de l'instant décisif, délivrent une profusion de détails à lire. Des images qui, plutôt qu'imposer un récit, font de la place à la complexité humaine. "Pas de miroir, pas de reflet tronqué", constate-t-il en substance, ce qui est un fameux hommage à la photographie telle que Depardon la conçoit, c'est-à-dire non spectaculaire, plutôt en mezzo voce, comme captée que dans des temps creux.
Contrepoint
En tout cas, voilà un livre qui nous rappelle l'importance pour la photographie documentaire de l'articulation avec l'écrit. En la matière, Raymond Depardon est un maître. Pour rappel, c'est par un opuscule intitulé Notes et tiré en 300 exemplaires que l'extraordinaire photo-reporter, cofondateur de l'agence Gamma, devint un auteur dans le registre documentaire. Dans ce carnet de 1978, ses photographies nous montraient son errance dans des pays en guerre alors que ses courts textes révélaient ses états d'âme. Ce ne fut pas tellement bien compris à l'époque, mais il remit le couvert dans plusieurs petits livres jusqu'à ce qu'en 1993 une publication en duo avec Alain Bergala dans les Cahiers du cinéma vienne éclaircir sa démarche de façon plus théorique. Celui-ci souligna la pertinence et l'intérêt des "absences du photographe", de ce mode mineur qu'est celui de Depardon, de cette place laissée implicitement à l'écrit. Ce dont témoigne encore ce nouvel ouvrage.
En tout cas, si quelqu'un veut entendre parler (c'est une écriture qui s'écoute) du regard, de ce que c'est que voir, et ce dans une langue non théorique, mais plutôt intuitive et diantrement poétique, il lui faut se plonger au plus vite (c'est une prose immersive) dans ces textes magnifiques que Kamel Daoud a écrits en contrepoint des images de Raymond Depardon. Si quelqu'un veut comprendre la fragilité de ce que nous percevons par l'œil et cela encore plus lorsque celui-ci se confronte à une photographie dont l'auteur n'est même pas très certain de ce qu'il est parvenu à saisir, qu'il ne manque pas de lire Son œil dans ma main, il ne le regrettera pas.
"Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019", de Raymond Depardon et Kamel Daoud Photographies et textes Où Institut du Monde arabe, 1, rue des Fossés Saint-Bernard, 75005 Paris, www.imarabe.org Quand Jusqu'au 17 juillet, du mardi au vendredi de 10 à 18h, samedi et dimanche de 10 à 19h.

Livre : "Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019", coéd. Barzakh/Images Plurielles, 23 x 24 cm, 232 p., 134 photos, 35 €
Kamel Daoud : "Raymond Depardon photographie ce qu’il voit à la jonction de ce qu’il ne voit pas. Je regarde ce que je ne vois pas, en croyant savoir ce que cela signifie. Son œil dans ma main. Son corps est ma mémoire. Ce qui m’intéresse chez le photographe, c’est son corps, son errance, son voyage : je me glisse en lui, j’épouse ses mouvements, son regard, sa culture, ses préjugés peut-être, mais aussi sa singularité. Errance de déclic en déclic."