Saint-Exupéry, du pilote au prince des lettres
De Paris à Bruxelles, deux expositions célèbrent l’auteur du “Petit Prince”. Et mettent en lumière une destinée exceptionnelle. Qu’on ne se lasse pas de feuilleter.
Publié le 15-03-2022 à 12h52 - Mis à jour le 15-03-2022 à 12h53
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/W3AQRYR2QNE7HGGZIMETUW4ZD4.jpg)
On imagine l'étonnement des pêcheurs marseillais lorsqu'ils découvrirent, dans leurs filets, le 7 septembre 1998, une gourmette au nom de… Antoine de Saint-Exupéry, avec son numéro de matricule et la personne à contacter en cas de décès. Deux ans plus tard furent identifiés, dans les mêmes eaux profondes, les restes du Lockheed P-38 à bord duquel il volait avant de sombrer, le 31 juillet 1944, lors d'une des ultimes missions de reconnaissance au-dessus d'une France bientôt libérée. Deux de ces pièces sont à l'exposition officielle itinérante du 75e anniversaire du " Petit Prince , Antoine de Saint Exupéry, Un Petit Prince parmi les hommes" , arrivée de Lyon, terre natale de l'aviateur, à Brussels Expo.
C'est à Paris, en revanche, au musée des Arts décoratifs, qu'on peut admirer pour la première fois le manuscrit du Petit Prince, conservé à New York, à la Morgan Library & Museum, ainsi que quelques-unes des aquarelles originales et lignes claires qui mettent en lumière ce conte universel et philosophique.
Si le Covid n'était passé par là, 2020 aurait célébré le 120e anniversaire de la naissance de Saint-Exupéry et 2021, les 75 ans de la parution pour la première fois en français du livre le plus traduit au monde après la Bible et édité à deux cents millions d'exemplaires. Formidable destin pour ce qui fut au départ une commande de la part de l'éditeur américain de Saint-Exupéry, Eugene Reynal, qui lui avait suggéré de mettre en texte l'histoire du petit bonhomme qu'il n'arrêtait pas de dessiner. Le Petit Prince sort finalement le 6 avril 1943 aux éditions Reynal & Hitchcock puis, chez Gallimard, en avril 1946, soit après le décès de l'auteur et après avoir reçu un accueil mitigé.
Si le livre, qui ne s'adresse pas uniquement aux enfants, ne fait son apparition dans les librairies aux États-Unis qu'en 1943, Saint-Exupéry y pense depuis plus de sept ans, voire depuis beaucoup plus longtemps. On peut imaginer que ce petit bonhomme grave, le cheveu blond et l'écharpe au vent, fut également inspiré par son frère François, qu'il nommait "le roi soleil" et qui mourut prématurément en 1917, marquant brutalement la fin de l'adolescence du jeune Antoine.
Guidé par la mère de Saint-Exupéry
Les deux expositions se chevauchent aujourd'hui et se complètent. Tandis que celle de Bruxelles s'intéresse autant, si pas plus, à l'aviateur qu'au Petit Prince - d'où le choix d'écrire le nom de Saint Exupéry sans trait d'union, comme sur sa carte d'identité -, celle de Paris invite "À la rencontre du Petit Prince ".
Un long chemin qui commence le 29 juin 1900 à Lyon et que l’on suit pas à pas à Brussels Expo guidé par la voix imaginaire de Marie de Saint-Exupéry, la mère de l’aviateur, journaliste, écrivain, du philosophe humaniste, du citoyen du monde et de l’intellectuel engagé qu’il était.
La passion de son fils pour l'aviation démarre dès l'enfance avec l'invention d'un vélo volant à l'aide d'un vieux drap et d'un balai dans la maison familiale de Saint-Maurice-de-Rémens (Ain) ou encore avec ce baptême de l'air, à 12 ans , sans autorisation parentale. Elle le mènera sur la ligne Casablanca-Dakar de l'Aéropostale en 1926, comme chef d'escale à Cap Juby dans le Sahara entre 1927 et 1928, ou comme directeur de l'Aeroposta Argentina en 1929. Héraut des pionniers de l'aviation, Saint-Exupéry devient un auteur incontournable, de son premier roman, Courrier Sud, en 1929, à Vol de nuit (prix Femina en 1931) et Terre des hommes (1939, Grand Prix du roman de l'Académie française), tous publiés chez Gallimard.
Éclectique
Divisée en quatre parties, la scénographie éclectique de Tempora passe de salles immersives dans l'univers du Petit Prince, grâce aux sculptures en résine d'Arnaud Nazare-Aga, à l'exposition de documents, de photos noir et blanc de Saint-Exupéry lors de ses expéditions, de cartes d'aviation, d'objets personnels - une machine à écrire, sa boîte à pastels et un tapuscrit du Petit Prince. On retiendra, entre autres, sa besace, sa plaque d'identité, l'avis de disparition, son dernier carnet de vol, son acte de décès ou l'impressionnante table du Bocal, lieu de réunion, signée par les plus grands artistes du moment exilés en terre américaine : Charlie Chaplin, Jean Gabin, Marlène Dietrich et Saint-Exupéry, qui se fendit d'un dessin de son personnage fétiche. Mais aussi l'exceptionnel récit, par l'aviateur lui-même, de son accident en 1935 dans le désert en Libye. Tout au long du parcours, on prend la mesure du destin de cet écrivain combattant, pilote de ligne, militaire volontaire. Ainsi que du journaliste en URSS qui s'intéressait plus aux humains qu'au régime soviétique et de l'homme chaleureux, amical, aimant et désirant être aimé.
Œuvre capitale
À Paris, "À la rencontre du Petit Prince" rassemble, quant à elle, plus de 600 pièces, dont plusieurs documents exceptionnels, célébrant également les multiples facettes d'Antoine de Saint-Exupéry, porté toute sa vie par un idéal humaniste, véritable moteur de son œuvre. L'exposition - dont nous n'avons vu que le prestigieux catalogue édité par Gallimard - tisse des liens entre des courriers illustrés de Saint-Exupéry et l'écriture de son conte pour une immersion censée emmener le lecteur du manuscrit à l'édition en passant par des passages délicieusement secrets, tels ces annotations de l'auteur, ces qualificatifs, "stupides", barrés à la suite de "Planète des métiers", ces autocongratulations, "joli", ajoutées entre parenthèses à côté de "Lampiste", "Danseuse" et "Matelot" ou encore des dialogues entiers raturés. Sans oublier les études, croquis de recherches pour les personnages, sur papier or parfois, qui ouvrent les clés de l'imaginaire de l'auteur et relient le visiteur à sa part la plus inconsciente.
Michel Tournier considérait Le Petit Prince comme l'une des œuvres capitales du XXe siècle, rappelant qu'un conte est une histoire élémentaire qui cache une théorie philosophique ou le développement d'une problématique philosophique très ambitieuse. Mais, alertait-il, "il ne faut pas croire que vous allez trouver la clé, il n'y en a pas, et c'est ce qui est admirable".
Déclarant volontiers qu’il venait du pays de l’enfance, Antoine de Saint-Exupéry raconte plus que probablement l’enfant qu’il fut mais aussi l’homme qu’il est devenu, qui le regarde, qui le juge et qui se réconcilie avec lui.
Tempétueux, à fleur de peau, sensible aux réactions de ses amis, à leurs silences, amoureux des femmes et de l'amour, il confiera à Consuelo, sa rose à lui, regretter de ne pas lui avoir dédié Le Petit Prince. Mais c'est à Nelly de Vogüé, l'une de ses conquêtes, qu'il écrivit de sa blanche main la dédicace suivante : "Pour Nelly qui sait si bien que je n'ai jamais écrit d'histoire plus vraie. Et que cette planète, ici, ne me va guère. Si tendrement. Antoine". Il s'agit bel et bien d'un livre testamentaire qui revêt aux yeux de l'écrivain une haute valeur existentielle, un livre pour après, pour comprendre son passage sur Terre, pour ne pas le pleurer, car, dit-il, "on ne rejoint ceux qu'on aime, comme toutes les femmes et les hommes, qu'à l'infini. 'J 'aurai l'air d'avoir mal… J'aurai un peu l'air de mourir…'"
Brussels Expo - Palais 2, place de Belgique. Jusqu’au 30 juin. Réservation obligatoire : info@expo-petitprince.com +32 (0)2.549.60;49.
Paris, jusqu’au 26 juin au musée des Arts décoratifs, 107 rue de Rivoli. Infos : www.madparis.fr.