Ceux qui ont presque gagné au Lotto
"Just my luck", une petite mythologie de la loterie par Katherine Longly et Cécile Hupin au Centre Tour à Plomb à Bruxelles.
Publié le 18-03-2022 à 14h34 - Mis à jour le 18-03-2022 à 14h37
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Avec leur exposition "Just my luck", Katherine Longly et Cécile Hupin ont donné au hall du Centre Tour à Plomb à Bruxelles les allures féeriques d’une fresque de 3 542 billets gagnants du Lotto. Pour un montant total de 12 012 euros pourrait-on préciser si, dans ce work in progress, les montants en monnaie sonnante et trébuchante n’intéressaient pas bien moins les deux artistes que le fond d’histoires qui accompagne les jeux de hasard. Une sorte de mythologie des loteries qu’elles mettent en forme ici avec une formidable inventivité et dont elles n’interrogent évidemment pas l’exactitude des récits, tant les contradictions, les erreurs et toute la gamme des approximations s’avèrent plus parlantes que la stricte réalité des faits.
Gros lot
Ainsi, par exemple, il est très intéressant d'apprendre qu'on dit de la première histoire qui nous est présentée qu'elle aurait inspiré le film Les Tuche. Cette supputation fait désormais partie du récit collectif concernant le gros lot de 65 millions d'euros décroché en 2006 par une famille - les 2 parents et leurs 7 enfants - dans une cité de la banlieue parisienne. Sur une grande photo du quartier où ces gens habitaient, les autrices ont, un peu comme dans les romans-photos, incrusté les textes des souvenirs très différents les uns des autres qu'ont gardé les habitants de ce fait divers. Bien entendu aujourd'hui, les gagnants n'habitent plus là, "ils seraient à Monaco ou en Allemagne, on ne sait pas", mais ce qu'il y a d'incroyable, c'est que leurs voisins d'alors dont certains étaient à peine nés continuent à nourrir la légende de leurs fantasmes. L'un par exemple raconte : "Quelques mois avant qu'ils gagnent, un de leurs enfants s'est tué. Ensuite, le père a revu ce fils dans un rêve où il lui amenait les numéros 12-13-19-21-38. C'est comme ça qu'il a joué et qu'il a gagné…" Un autre témoigne : "Le soir où c'est arrivé, ils ont fait péter des sacs de shit sur le parking." Un dernier tempère : "Au bout d'un moment, ça n'a plus été possible ici. Il y avait des menaces de partout. Ils ne pouvaient plus sortir. Et puis un jour, ils ont été extradés par le GIGN. On ne les a plus jamais revus."

Mauvaise pioche
Cécile Hupin qui est scénographe, performeuse, mais aussi écrivaine disant "aimer sublimer la réalité dans la fiction", remarque : "C'est un peu comme si cette histoire leur appartenait à chacun, mais c'est cette subjectivité-là, ce ressenti qui nous intéresse." Ce que confirme Katherine Longly qu'on connaît comme photographe formée à l'anthropologie : "En plongeant dans la matière, on s'est vite rendu compte que cette thématique raconte énormément de la société dans laquelle on vit, de ce à quoi elle aspire, de comment on s'y construit. Ici en particulier, ce qui nous importe c'est de comprendre ce qu'un très gros gain d'argent ou un gain raté peuvent avoir comme conséquence sur la vie des joueurs mais aussi de leurs proches, de leurs enfants…"

Une des histoires de gains ratés se passe à Mouscron, en 2006 également. Une bande d’amis, ils sont trente, jouent chaque semaine les mêmes chiffres à l’Euromillion. Quand ils ne viennent pas, la libraire qui fait partie du groupe a pris l’habitude de remplir les grilles avec ces mêmes chiffres en puisant dans la cagnotte commune. Jusqu’au jour où, celle-ci étant vide, elle se contenta de jouer un Quick Pick, c’est-à-dire de façon aléatoire. Mauvaise pioche car les numéros habituels étaient gagnants pour la somme de 27 millions. Pendant une demi-heure tous ces gens, plutôt modestes, ont cru chacun de leur côté avoir gagné près d’un million… Quinze ans après, les deux artistes n’ont pu recueillir que le témoignage du propriétaire du bar où tous se réunissaient. Pour les autres, c’était encore trop douloureux à raconter.
"C'est étonnant de voir comment un non-événement, c'est-à-dire quelque chose qui ne s'est pas passé, peut - sans mauvais jeu de mots - ruiner la vie des gens", conclut Katherine Longly.
"Just my luck" de Katherine Longly et Cécile Hupin Installations Où Centre Tour à Plomb, rue de l'Abattoir, 24, 1000 Bruxelles. www.touraplomb.be Quand Jusqu'au 16 avril, du lundi au samedi de 10 à 21h.
