A Venise, une Biennale énorme, aventureuse, féminine
Francis Alÿs réjouit chacun avec ses merveilleuses vidéos de jeux d’enfants dans le pavillon belge. Le vaste parcours officiel entend réécrire l’histoire de l’art tout en se projetant dans le monde inquiétant et mutant de demain. Reportage de Guy Duplat, envoyé spécial à Venise.
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- Publié le 20-04-2022 à 19h00
- Mis à jour le 20-04-2022 à 19h01
La Biennale de Venise n’est autre que l’événement majeur d’art contemporain dans le monde. Mais cette 59e édition a un parfum tout particulier à de multiples égards. D’abord, elle devait se tenir l’an dernier, mais elle a dû être reportée pour cause de Covid. Un report qui ne s’était produit, depuis la création de la Biennale en 1895, que durant les deux guerres mondiales.
Comme une sorte de compensation, cette édition est énorme. Nous devrions la déguster dans la joie d’enfin se retrouver, au milieu de l’art en train de se faire, mais la guerre en Ukraine, les menaces y compris nucléaires et l’enjeu climatique, pèsent sur tous les esprits. Ce sera toutefois la plus longue Biennale jamais proposée, du 23 avril au 27 novembre. Pour les seules deux grandes expositions des Giardini et de l’Arsenale, la Biennale expose 213 artistes de 58 pays avec 1433 œuvres, et il y a en plus 80 pavillons nationaux dont cinq nouveaux venus (Cameroun, Namibie, Népal, Oman, Ouganda).
Les artistes choisis pour le pavillon russe ont décidé de démissionner pour protester contre la guerre menée par Poutine, et une attention spéciale est portée cette année sur l'Ukraine avec la création d'une Piazza Ucraina dans les Giardini et l'exposition de l'artiste ukrainien Pavlo Makov, exfiltré de Kiev avec son installation Fontaine de l'épuisement .
Redéfinition existentielle de l’humanité
La commissaire est Cecilia Alemani, qui dirige le programme artistique de la High Line à New York. Elle a l’ambition de réécrire l’histoire de l’art, en y montrant l’apport oublié ou négligé des artistes femmes et, à la fois, de projeter les visiteurs dans le monde nouveau pressenti par les artistes actuels, avec ses risques et sa redéfinition existentielle de l’humanité.
Le parcours qu’elle propose à travers l’Arsenale et les Giardini est ponctué de cinq "capsules temporelles" où l’on retrouve des œuvres et documents rappelant la place de la créativité féminine au cours du XXe siècle (dans le Bauhaus, le surréalisme, le futurisme, l’art cinétique, etc.). La liste des artistes exposés comprend donc de nombreux noms anciens représentés par des prêts majeurs de grands musées ou par des choix plus singuliers d’artistes méconnues. On y retrouve la seule Belge de tout le parcours : Jane Graverol (1905-1984) qui plongea dans l’aventure surréaliste des années 1950-1960 et vécut dix ans avec Marcel Mariën. Dans les années 1960, elle rencontra Breton et Duchamp.
Le lait des rêves
On y retrouve les traces de Sonia Delaunay, Claude Cahun, Josephine Baker et quantité d’autres, y compris des inconnues et des marginales géniales comme Unica Zürn (1916-1970), amie de Bellmer et Michaux.
Le parcours d’art contemporain, lui, intègre des œuvres d’artistes, souvent jeunes, venues du monde entier. Cecilia Alemani explique avoir eu le temps, grâce au report d’un an de mieux sonder l’art d’aujourd’hui. Elle a choisi comme fil rouge "Le lait des rêves", phrase tirée d’un livre de Léonora Carrington (1917-2011), artiste qui fut la compagne bien plus que la muse de Max Ernst, cultivant jalousement son indépendance artistique.
"L'artiste, explique Alemani, décrit un monde magique dans lequel la vie peut sans cesse être réinventée grâce à l'imagination." Cette phrase lui permet d'évoquer les mutations fondamentales en cours dans le monde, où, pour la première fois, notre espèce humaine est menacée d'extinction. Les artistes qu'on découvre évoquent à leur manière notre responsabilité vis-à-vis de la planète, notre lien à la Terre et les rapports nouveaux, à recréer, qui doivent émerger avec le reste du vivant comme avec les technologies du post-humanisme. La philosophie et la pensée post-humaines imprègnent nombre d'œuvres.
Les "stars" dans les expositions indépendantes
Il y a très peu de noms connus du grand public dans les artistes invités. Les "stars" installées de l’art figurent dans les nombreuses expositions indépendantes de la Biennale, organisées en parallèle. Nous vous avons déjà longuement parlé de Marlène Dumas au Palazzo Grassi, Bruce Nauman à la Punta Della Dogana et Anselm Kiefer au Palais des Doges. Nous en évoquerons d’autres, comme Anish Kapoor à l’Accademia, surréalisme et magie au Guggenheim, Baseltiz, Danh Vo…
Les choix de Cecilia Alemani sont plus prospectifs et originaux (comme le seront ceux de la prochaine Documenta de Kassel en juin, autre moment clé de l'art actuel). On ne retrouve aucun Belge parmi les artistes invités. Mais on note une très grande majorité d'artistes femmes ou "non genrés" précise Alemani, près de 80 %.
La commissaire se défend d'avoir voulu faire une Biennale de femmes : " En 125 ans, vous ne l'avez jamais appelée la Biennale des hommes ! Au cours des cent premières années de l'histoire de la Biennale, la présence féminine atteignait à peine 10 %. Au cours des vingt dernières années, elle est passée à 30 %. L'histoire de l'art est également une histoire d'exclusion. Ce choix est venu naturellement, reflétant simplement la force créative de notre époque ."
Son choix est d’abord artistique et s’avère passionnant, intriguant, aventureux. Si on y retrouve une grande peintre comme Paula Rego, 180 des 213 artistes invités sont à la Biennale pour la première fois.
>>> Biennale de Venise, jusqu’au 27 novembre.
Francis Alÿs : les enfants savent réinventer le monde
En pénétrant dans le pavillon belge, on découvre avec joie douze vidéos récentes et souvent inédites, de la série des Jeux d'enfants de Francis Alÿs. Magnifique vision du monde à hauteur des yeux des enfants, précédée par ses petites peintures réalisées sur les lieux qu'il arpente, de l'Afghanistan, au Mexique.
Les enfants rejouent parfois les mêmes jeux (sauter à la corde, cerfs-volants en Afghanistan…) mais en inventent aussi d’autres, comme échappatoire à un monde parfois difficile, que Francis Alÿs évoque en filmant également l’environnement de ces jeux. Joignant, comme toujours dans son œuvre, la poésie et l’activisme.
Né en 1959 à Anvers, de son vrai nom Francis de Smedt, Francis Alÿs étudia l’architecture à Tournai et à Venise. Depuis 1986, il vit au centre de Mexico, dans le quartier du Zocalo. Il a trois enfants.
Avec la commissaire du pavillon belge Hilde Teerlinck, ils ont choisi de se concentrer sur la série des Children's Games devenue centrale dans le travail de l'artiste. Celle-ci avait commencé par hasard, avec le film Caracoles (1999), dans lequel on voit un enfant shooter obstinément sur une bouteille en plastique. C'est devenu son objectif, ces dernières années : filmer, partout où il est invité, les jeux des enfants qui lui permettent de rentrer dans une société et d'essayer de la comprendre. Francis Alÿs dit dialoguer plus facilement avec les enfants qu'avec les adultes, et la première question qu'il pose en arrivant dans un endroit est : "À quel jeu jouent les enfants ?" Il a ainsi constitué une collection non achevée de 34 vidéos de Children's Games (ne durant jamais plus de 8').
Pour l'artiste, devenu aussi Mexicain que Belge, cette participation dans le pavillon belge est une occasion pour lui de réfléchir à ses racines belges (toute sa famille est en Belgique), de revivre sa propre enfance belge, et de retrouver des racines chez Brueghel et son tableau Jeux d'enfants, exposé à Vienne, montrant 91 jeux sur la place d'un village flamand.
"Contagio Game" de Mexico
À voir toutes ces vidéos, on est d'emblée frappé par leur poésie, le plaisir qu'elles donnent, leur force. Pierre Bourdieu disait : "L'image du jeu est sans doute la moins mauvaise pour évoquer les choses sociales."
Dans cette expo intitulée "The Nature o f the Game ", on retrouve des jeux filmés à Hong Kong, au Mexique, à Lubumbashi (les batailles de pieds, la roue où les enfants roulent à une vitesse folle dans un pneu du haut d'un terril alors que d'autres font des sons avec leurs mains pour attirer et écraser les moustiques), mais aussi dans la neige, à Engelberg près de Zurich.
Plusieurs vidéos montrent des jeux inventés et directement inspirés du Covid comme le "Pande mic Games" à Hong Kong et le " Contagio de Mexico" où un enfant portant un masque rouge se dit infecté et en chasse d'autres. Il filme, au Mexique, les enfants qui jouent à se battre dans les ruines d'une ville avec des miroirs brisés réfléchissant le soleil en armes lumineuses.
Les enfants hors des rues avec le Covid
L’actualité de la pandémie a confirmé l’urgence, dit-il, de montrer ces jeux car, dans le monde, les enfants sont de moins en moins dans les rues, il y a moins d’interactions sociales, plus de virtuel, on a parfois peur de les laisser jouer en extérieur.
Alÿs partage l’idée que les enfants, hors du regard des adultes, peuvent apporter une importante leçon sur le changement culturel et social. Une plus grande attention doit être portée à leur apport économique et social, à leurs habitudes, à leurs croyances et valeurs, au monde parallèle à côté du nôtre qu’ils créent en s’adaptant d’une tout autre façon à nos environnements, même devenus très difficiles.
Francis Alÿs, qui lui-même a deux jeunes enfants venus avec leur mère pour l’ouverture du pavillon, montre la capacité qu’ils ont encore à créer leur propre monde.
Dans ces vidéos, on voit leur puissance d’imagination, leur possibilité d’inventer des univers avec trois fois rien, tout en montrant, par le jeu, leur situation sociale. C’est en même temps une invitation à tous, à rejouer avec les limites de la réalité. L’exposition viendra en 2023 au Wiels à Bruxelles.