Chris Dercon, le capitaine belge du Grand Palais à Paris
Le remuant maître d’œuvre belge du Grand Palais a surpris en confiant la foire d’art contemporain à Art Basel au détriment de la Fiac.
- Publié le 01-05-2022 à 14h08
- Mis à jour le 01-05-2022 à 14h09
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Il a commandé un couscous pour déjeuner dans son bureau, seule routine conservée du confinement. Le président de la Réunion des musées nationaux (RMN)-Grand Palais (de Paris) se souvient d'un scénario de cette période, digne d'un film de Tati, quand il déposait ses dossiers et toute la "lourde paperasse de l'administration française" sur la banquette arrière de sa voiture officielle, mais préférait enfourcher sa bicyclette. "Heureusement, le chauffeur n'était pas en télétravail !" s'amuse ce lève-tôt.
Les Parisiens ont fini par se familiariser avec l’humour belge de Chris Dercon. L’arrivée de ce charismatique conservateur à la tête du Grand Palais, le 1er janvier 2019, a suscité quelques haussements d’épaules. On s’interrogeait discrètement sur ce "casting bizarre", mené en dehors du sérail de la haute fonction publique, pour remettre en marche un vieux paquebot de 70 000 m².
C’est vrai que ce Flamand polyglotte en impose, avec son "mètre quatre-vingt-seize", son sens inné de l’entremise et sa propension au name-dropping. Quand il recense ses amitiés, on se retrouve vite en présence de personnalités de tous horizons : Richard Tuttle, Jean-Marc Bustamante, Ai Weiwei, Martin Margiela, Miuccia Prada ou Patti Smith. De nombreux soutiens parisiens lui sont également acquis. C’est Laurent Le Bon, le directeur du centre Pompidou, qui aurait soufflé à Macron son nom pour ce poste.
Rembourser les emprunts souscrits pour les travaux
Autant dire que le style de Dercon, fait de passion, de lyrisme et d’impatience, se situe à l’opposé de l’austérité légendaire d’Irène Bizot, grand commis de l’État, qui a voué sa carrière à la RMN sans avoir jamais parlé à un journaliste. Dercon, lui, a le verbe haut et fulgurant. Mais il est aussi capable de se vivre en incompris, angoisses de "drama queen" qu’il se reproche ensuite.
Ses manières d'être et de faire le rapprochent plutôt de l'énarque Jean-Paul Cluzel, autre ex-patron de l'institution, qui affichait alors son militantisme gay et reconnaît "tout l'intérêt qu'il y a à se servir de sa personnalité pour faire venir les mécènes et attirer les financements".
Le capitaine du Grand Palais a un autre combat à mener : réunir les ressources pour rembourser les emprunts souscrits pour les travaux. Au-delà de la rénovation, il s'agit de métamorphoser la vie intérieure d'un navire qui, jusque-là, poursuivait tranquillement sa course sur une mer d'huile. Le premier coup de semonce a été tiré par Dercon lui-même, avec l'annonce, au lendemain du nouvel an 2022, de la prise de contrôle du suisse Art Basel sur la foire d'art contemporain de Paris qui se tient traditionnellement au Grand Palais. Le précédent opérateur, la Fiac, sur le pont depuis 1974, a été contrainte de s'incliner. Dercon, sans état d'âme : "Il faut être disruptif pour changer les choses."
L'une des méthodes favorites de ce fonceur intuitif et extraverti consiste à avancer ses pions avant même de les avoir en main. Et de reconnaître : "Une fois que c'est dit, vous êtes obligé de le faire." Irrité quand ses collaborateurs lui serinent "On fait comme ça depuis toujours", il sait pourtant que contredire les habitudes n'est pas sans risques. Cela s'est vérifié lors de sa mission cauchemar à la tête de la Volksbühne, à Berlin. "J'ai été appelé pour succéder au héros national, le metteur en scène Frank Castorf. Je venais de Londres, tout ce qu'il y a de plus néolibéral, et, en plus, je programmais de la danse, considérée par ces comédiens d'ultragauche comme, je cite, "anti-révolutionnaire"." Poussé violemment dehors, il a fini par démissionner. "N'importe qui aurait jeté l'éponge", rapporte le chorégraphe Boris Charmatz, plusieurs fois témoin de la pugnacité de Dercon. "Il pense qu'il y a toujours quelque chose à faire. Il a rendu possible mes projets les plus fous."
En interne, sa "force d'imagination galvanise", mais certains se plaignent de travailler "sans relâche". En un temps record, il leur a fallu mettre sur pied l'atelier d'artiste Franck Scurti à l'été 2020 ou l'exposition XXL d'Anselm Kiefer, événements identifiés par leur exigeant patron comme des "exploits casés dans les interstices du calendrier".
En février, ce père de trois jeunes adultes, marié à une comédienne, a métamorphosé le Grand Palais éphémère en un immense campus accueillant 400 étudiants d'art et de design venus de toute l'Europe. Son mentor et ami, l'architecte Rem Koolhaas, a immédiatement compris la nécessité de cet appel au réenchantement. "Nous partageons les mêmes positions sur la question européenne. Sans cet optimiste absolu, il y aurait trop de raisons de douter." Comparés aux grands salons qui font gagner des millions, ces événements imaginés par Dercon ne génèrent pas tous énormément de flux de trésorerie. Emmanuel Marcovitch, son directeur général délégué, admet : "Il faut prendre des risques pour des projets auxquels on croit vraiment, et certains autres doivent être mis au placard. Pour un volontariste comme lui, je mesure à quel point cela peut-être frustrant parfois."
Il gomme les frontières entre arts, mode et scène
Rompu à la règle du 99 % de transpiration pour 1 % d'inspiration, Dercon, boulimique, bon vivant et curieux de tout, ne manque pas d'idées pour pimenter la programmation d'un lieu souvent perçu comme "un loueur d'espace que l'on mentionne en bas de page". "Je ne fais que répéter l'histoire du Grand Palais, qui se consacre à toutes les formes de manifestations, de disciplines et d'expositions depuis sa création", affirme Dercon, pas peu fier d'avoir trouvé le terme adéquat pour exprimer sa vision multidimensionnelle et transversale de la création : "culture dilatée".
Personne ne sait gommer les frontières entre les arts, la mode et la scène comme ce baroudeur, passé à la direction du PS1 New York, du Boijmans à Rotterdam, de la Haus der Kunst à Munich ou de la Tate Modern à Londres. Ce don pour mixer les univers est d’ailleurs devenu la marque de fabrique de celui qui se félicite de la future expo "1966 Dakar Paris" qu’il prépare pour 2025.
À la sortie de ses études, ce fils d'un ingénieur urbaniste qui a bâti en Afrique et d'une mère professeure de couture est déjà conscient de sa capacité à convaincre. Le galeriste Yvon Lambert se souvient d'une mission confiée au jeune historien de l'art en 1981, dans son espace à Gand (en Flandre-Orientale). "Le jour du vernissage, Chris me dit : 'J'aime l'expo.' Je lui réponds :'N'oublie pas que c'est de vendre dont il s'agit';"
Peu motivé par les transactions financières, Dercon est déjà confiant dans la capacité des institutions publiques, défiées par les musées privés, à "continuer à instruire, guider et former des subjectivités". Chauffée à bonne température, cette immense verrière voûtée du Grand Palais, protégée des eaux et des intempéries, tiendra lieu de serre idéale pour faire germer les rêves des artistes.