Le goût d’une œuvre
Jusqu’au 18 juin, la galerie La Forest Divonne à Bruxelles accueille "L’Œuvre au corps", une exposition qui fait se rencontrer l’art et le goût dans un rapport charnel.
- Publié le 29-05-2022 à 14h53
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"On dit souvent : on est ce qu'on mange ! Mais on a voulu aller plus loin avec ce projet. On s'est posé la question de savoir si en mangeant l'interprétation d'une œuvre par un chef, cela pouvait modifier notre rapport à l'œuvre. Quel est le goût de l'œuvre ?", s'interrogeait Alexandra Swenden (Swenden Studio), créatrice d'évènements culinaires inédits, lors du vernissage de L'Œuvre au corps, ce 18 mai à La Forest Divonne à Bruxelles.
Une exposition qu’elle a créée en collaboration avec deux galeristes passionnés d’art mais aussi de gastronomie : Marie Hélène de La Forest Divonne et son fils Jean de Malherbe, qui ont eu cette envie de mêler leurs deux marottes. Main dans la main avec Alexandra Swenden, ils ont choisi six artistes, trois à Paris et trois à Bruxelles, parmi les 25 qu’ils soutiennent, et six chefs, pour former des duos.
Dans la capitale française, le sculpteur et vigneron Jean-Bernard Métais est ainsi associé au chef trois étoiles Alain Passard, la plasticienne franco-italienne Valérie Novello collabore avec Adeline Grattard (Yam'tcha*), et Bruno Verjus (Table), nouvellement auréolé de deux macarons, se confronte à l'œuvre peinte de Guy de Malherbe.
À Bruxelles, Christophe Hardiquest (Bon Bon**) s'interroge sur l'œuvre de la sculptrice française Rachel Labastie, Karen Torosyan (Bozar Restaurant*) fait l'objet même d'une œuvre du peintre californien Jeff Kowatch et Nicolas Decloedt (Humus x Hortense) partage son amour de la nature avec Tinka Pittoors, artiste plasticienne anversoise.
Au menu donc, deux expositions collectives, avec une dégustation de bouchées certains soirs - "quintessence de l'interprétation des œuvres par le chef", selon Swenden -, mais aussi des dîners dans les divers restaurants, qui seront l'occasion pour les clients de s'immerger dans l'œuvre de l'artiste et de son interprétation par le chef, en compagnie des artistes.
Christophe Hardiquest/Rachel Labastie
Lors du vernissage de L'Œuvre au corps, Christophe Hardiquest et Rachel Labastie présentaient une dégustation-performance. Des bonbons de farce fine de volaille Kabir à l'huile de curry étaient cachés dans un bac en argile molle. Enfouis sous des fleurs, ils se dévoilaient lorsque l'artiste brisait des tuiles d'argile… Rappelant cette œuvre, où marchant lentement sur un sol de feuilles d'argile cuite, l'artiste les craquelait en chantant un hymne gitan.
C'est grâce à ce médium qu'est l'argile que la connexion entre l'artiste et le chef se fait d'ailleurs évidente. Plat signature d'Hardiquest, le foie gras cuit en croûte d'argile sera décliné dans une version 100 % végétale au restaurant. Tandis qu'il a réalisé des schnitzels d'asperges, inspiré par cette œuvre de Labastie où, s'étant rendue dans un village espagnol abandonné en 2017, elle y récolta, à la manière d'une archéologue, des morceaux de céramique. Mélangés à de l'argile, elle plongea les bâtons obtenus dans un grand feu pour les cuire, en invitant les descendants des habitants de ce village…
"Il y a ce rapport à la cuisson et au partage qui nous lie avec Christophe, et ce rapport aux autres, même si mon travail est solitaire. Je travaille seule dans mon atelier et lui a toute une équipe, mais plein de choses nous rapprochent, car il y a ce rapport au geste, cette patience, ce rapport au temps. On est très sensible à la texture. Nos outils sont assez proches. Les mains par exemple…", s'enthousiasme Rachel Labastie, touchée aussi par "l'exigence de la matière" de son chef. "Il ne va pas choisir n'importe quel blé, n'importe quelle viande et j'avais envie qu'on sente cette matière vivante…", explique l'artiste, qui a travaillé sur des bols, des creusets en céramique et en grès desquels elle a extirpé de la matière.
Mais dans cette collaboration tout en sensibilité, on sent que le chef a aussi été habité par l'œuvre de l'artiste. "C'est moi qui ai fait le cheminent vers elle, qui ai digéré son œuvre. C'était plus logique que ce soit moi qui adapte ma créativité à la sienne, en cherchant à ne pas rester dans les standards de ma maison, mais en essayant d'aller plus loin que d'habitude…", conclut Christophe Hardiquest.
Karen Torosyan/Jeff Kowatch
La relation entre le binôme Karen Torosyan et Jeff Kowatch a, elle, été tout autre. "Comment traduire le goût d'un œuvre ? J'avais juste envie d'être à la hauteur de l'artiste qui m'a touché par sa sensibilité. J'avais d'abord envie de le séduire. Je n'ai pas vraiment pensé aux convives qui allaient déguster mon dessert en face du tableau. Je voulais surtout être dans l'émotion", dit modestement Karen Torosyan.
Ce n'est pourtant pas n'importe quel dessert ! Un vitrail de gaufrette, servi avec de la faisselle de brebis, des fraises, du basilic… dans un visuel très artistique. "J'ai été bouleversé par le dessert de Karen, c'était mon tableau ! Avec les couleurs, les fils… Il y avait de l'acidité, du crémeux, c'était léger…", intervient Jeff Kowatch, un artiste avec en poche un diplôme de chef du Ceria. Il a d'ailleurs passé toute une journée en cuisines au Bozar Restaurant pour apprendre à réaliser la fameuse pâte feuilletée du chef.
"Pour moi, il faut trois choses dans l'art. La matière, en cuisine, ça pourrait être la farine, le beurre. Il faut un sujet, le nom d'un plat ou d'un tableau. Et troisièmement, il faut l'inconnu, le mystère, quelque chose qu'on ne peut pas toucher avec l'esprit. Lorsqu'on mange chez Karen on a les trois. Il raconte une histoire, nous emmène ailleurs… C'est un artiste !", s'enflamme Jeff Kowatch, qui fait le plus beau des compliments à un chef qui aime se définir avant tout comme un artisan.
Un travail artisanal, dans la répétition, pour atteindre la perfection qui lie une fois encore l'artiste et le chef. "Moi aussi je suis un artisan. Je fabrique mes propres huiles, en faisant épaissir de l'huile de lin sur les toits, que je mélange à de la peinture…", explique le peintre, dont les œuvres se composent de centaines de couches et demandent plusieurs années de préparation.
Pour le Bozar Restaurant, il a créé Cornucopia, une œuvre réalisée avec des bâtons à huile. "Je travaillais sur une série sur la mythologie grecque et pour moi, Karen, c'est Zeus ! Zeus a été allaité par des brebis. Un jour, il a cassé la corne de sa brebis favorite. Il était tellement malheureux, qu'il en a fait la fameuse corne d'abondance… La façon dont travaille Karen, tôt le matin jusqu'à tard le soir, c'est très généreux. Et sa cuisine, tant au niveau visuel que gustatif, m'évoquait cette histoire…"
Nicolas Decloedt/Tinka Pittoors
Nicolas Decloedt et Tinka Pittoors ont, eux, été réunis par leur amour pour la nature. Lui, parce qu'il est l'un des co-fondateurs de Soilmates, un mouvement qui prône un sol fertile, vivant, en choisissant l'agriculture régénératrice pour préserver un sol sain pour les générations futures. Elle parce que son œuvre, duale, propose "une friction entre nature et culture", et parce qu'elle est une jardinière amateure passionnée.
Ce sont d'ailleurs les microclimats mis en avant dans la cuisine de Nicolas Decloedt qui l'ont particulièrement intéressée. "J'ai fait cette céramique appelée Ma Magritte en automne, avec des feuilles des feuilles d'argile imprimées avec de vraies feuilles. Puis en hiver, j'ai voulu la refaire, car je n'étais pas contente… Il a fallu que je retrouve les bonnes feuilles. C'est comme Nicolas, qui doit trouver les bons ingrédients", explique l'artiste pleine de fantaisie, qui a d'ailleurs été transformée par cette rencontre, délaissant son habituel époxy pour la céramique.
"Depuis cette expérience, je travaille avec la céramique. Ce n'est pas comme l'époxy, où l'on voit ce qu'on fait, les couleurs… Avec la céramique, il y a un facteur de changement. C'est une autre magie ! Et désormais, j'ai aussi un carton dans mon atelier, où je rassemble mes ingrédients et je fais mes sculptures", révèle Pittoors.
Le chef flamand d'Humus x Hortense a collaboré intensément avec l'artiste. "Je voulais qu'on trouve le chemin ensemble pour que le résultat soit plus riche. Je voulais comprendre ses œuvres, mais je ne voulais pas les recréer dans mes assiettes. Je me suis inspiré de ses œuvres colorées, de ses réflexions sur l'enfance et de ses lignes tourbillonnantes", explique Decloedt, qui proposait, lors du vernissage, des makis de blettes et navets, avec des pétales de fleurs.
"L’Œuvre au corps", du 19 mai au 18 juin, à Paris et à Bruxelles. galerielaforestdivonne.com et swendenstudio.com.