Ann Veronica Janssens révèle la magie de la lumière et de l’espace
Cet été, on peut découvrir de nouvelles expositions de l’artiste bruxelloise, à Paris, Avignon et Saint-Paul de Vence. Sans oublier de passer par "sa" chapelle de Grignan dans la Drôme, qui émerveille tous les visiteurs.
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- Publié le 13-06-2022 à 11h09
- Mis à jour le 13-06-2022 à 12h16
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Le hasard offre l’occasion d’admirer cet été plusieurs facettes du travail d’Ann Veronica Janssens. L’artiste bruxelloise est devenue au fil des ans un des fleurons majeurs de l’art contemporain dans le monde. Ses œuvres, d’apparence simples, sont souvent basées sur des dispositifs scientifiques et réussissent à " matérialiser la lumière, à la sculpter, à pulv ériser l’espace et dissoudre la matière" . Chaque œuvre, chez elle, surgit d’un contexte particulier, d’une invitation d’un lieu. Elles dévoilent la magie du réel et émeuvent nos perceptions intimes.
Nous l'avons rencontrée dans sa maison de la banlieue bruxelloise au fond d'un jardin envahi par les herbes. Pour nous, elle évoque ce parcours possible en France, explique la genèse parfois complexe de ses œuvres derrière leur apparence immédiate et magnifique pour le visiteur.
En commençant par l'œuvre qu'elle crée au Panthéon à Paris, qu'on pourra visiter à partir du 21 juin.
"Je pouvais choisir un lieu à l' invitation du Centre des monuments nationaux. On m'a proposé le Panthéon. Mon intérêt pour cette proposition était la possibilité de réfléchir à partir du pendule de Foucault, le magnifique dispositif qui donne à voir la preuve matérielle du mouvement de la Terre. Le projet s'intitule 23:56:04, c'est -à-dire la durée du jour sidéral terrestre. J'ai conçu une installation très simple, un dispositif qui révèle toute l'architecture du lieu. II s'agit cette fois d'un très grand "miroir espion" (sans tain) d'environ dix mètres de diamètre, placé sous le pendule, pour en suivre la trajectoire selon des points de vue multipliés et originaux et établir par une inversion, une nouvelle relation avec la force architecturale et démesurée du lieu. Un miroir à la fois visible et invisible qui crée doucement une sensation de vertige et de désorientation lorsqu'on s'en approche. J'aime cette manière de révéler un lieu en s'y infiltrant avec des moyens très simples et, dans ce cas, cet objet hypnotique du pendule en suspension au centre du miroir et l'attraction de l'abîme, tel un passage d'une réalité à l' autre. Cette installation joue avec la perception de l'espace et du temps tout en témoignant de la fragilité de l'instant. "

Il n’y a pas de sculpture au sens habituel du mot, sans espace ni lumière. Mais, vous, vous sculptez l’espace même et la lumière même, qui sont vos matériaux.
Ce que je fais ressemble de fait à la sculpture, j’essaie de travailler avec l’espace et la lumière, mais aussi avec les vides qui existent entre les sculptures pour les rendre sensibles et les mettre en mouvement. J’utilise la lumière pour fluidifier la perception de la matière.
Le visiteur participe à l’œuvre par son regard et la place qu’il occupe dans l’espace. C’est le cas de ce que vous appelez les "gaufrettes", des panneaux de verre déposés contre le mur, qui produisent des cascades de reflets changeant selon l’angle de vue.
Constituée de deux couches de verre à nervures verticales qui englobent une combinaison de filtres colorés, l’association du motif du verre avec les filtres colorés crée des effets iridescents et des changements de couleurs profonds. Insaisissables, elles jouent à la fois l’apparition et la disparition. Les "gaufrettes" réagissent à l’espace et à la lumière. À la fois transparentes et chargées de couleurs, elles sont, par nature, elles-mêmes "en performance".

Dans la Drôme, vous avez réalisé en 2013 une œuvre magnifique dans la chapelle Saint-Vincent de Grignan du XIIIe siècle. Les visiteurs y voient l'intensit é des couleurs qui flottent dans l'espace.
Le principe que je proposais n’avait jusqu’alors jamais été réalisé ni étudié. Quatre monolithes en pâte de verre, teintés différemment selon leur position dans l’espace, sont scellés à la place des quatre baies de l’édifice. Ils reprennent la forme de plein cintre, mais sont légèrement plus petits pour laisser filtrer la lumière naturelle et de légers flux d’air. La couleur envahit l’espace. À l’aurore, le monolithe rose, orienté à l’est, est éclairé par les rayons du soleil, il projette dans le chœur une lumière vibrante et rose, tandis que les autres percées, verte, ambre et bleue refrènent leur énergie picturale et lumineuse. Tour à tour, le soleil, dans sa progression, traverse la baie verte-jaune fluorescente, exposée au sud, et ambre, à l’ouest, illuminant et métamorphosant la chapelle d’un intense mouvement coloré, vibrant, abstrait. Au nord, le monolithe bleu émet sa couleur, par instants, selon le passage des nuages et s’impose à la tombée de la nuit. C’est un environnement immersif qui joue sur les variations de la lumière du jour et en fonction des saisons.
C’est le rêve de beaucoup d’artistes de réaliser une chapelle comme l’ont fait Matisse, Louise Bourgeois, Rothko, Soulages avec ses vitraux à Conques.
Ces espaces offrent une expérience intérieure et spirituelle. À Grignan, la chapelle reste ouverte 24 h/24. Certains habitants la visitent régulièrement pour méditer ou passer du temps. L’installation est pérenne, mais toujours en action, elle se réactive autrement à chaque instant, avec la lumière changeante.
Vous avez souvent travaillé avec Anne Teresa De Keersmaeker et encore ce printemps à Berlin, où elle proposait "Dark Red", dans la Neue Nationalgalerie. Quel a été votre rôle ?
On a utilisé la présence du soleil et d’un simple miroir pour éclairer les danseurs et la musicienne, un dispositif que j’avais déjà imaginé pour la pièce Cesena à la Cour d’honneur à Avignon en 2011 . Tout au long des journées où se jouait Dark Red , un collaborateur se plaçait à l’extérieur du musée et tenait un miroir qui réfléchissait la lumière du soleil et éclairait parfois la flûtiste, parfois un danseur. Mes interventions sont généralement invisibles pour laisser la place à la chorégraphie, mon intervention se réduit souvent à enlever les scories du contexte qui accueille le projet. Anne Teresa travaille avec les corps, mais aussi avec l’espace et la lumière. Elle a créé là quelque chose de sublime par la justesse du rapport à l’architecture et l’occupation de l’espace. Le corps est une sculpture mais le corps lui-même sculpte.

À Avignon, à la collection Lambert, vous aurez une exposition du 2 juillet au 9 octobre liée à celle consacrée à l’artiste américain Dan Flavin (1933-1996)…
L’intérêt de ces artistes américains minimalistes pour l’architecture et pour la lumière entre en résonance avec mon propre travail. Y compris sur l’expérience de la temporalité et la réduction des formes. Dans mon travail, les choses aussi ont l’air simples, mais sont souvent le fruit d’une recherche plus complexe ou scientifique. À Avignon, j’occupe l’espace à l’étage de la collection Lambert tandis que les œuvres de Flavin sont installées au rez-de-chaussée. J’ai enlevé toutes les cloisons pour dégager les 26 portes-fenêtres et former un grand "L". La galerie est envahie de la pleine lumière naturelle et les sculptures vibrent et se perçoivent différemment selon le moment de la journée. J’utilise la lumière comme un outil et un matériau, pour donner à partager l’expérience d’une certaine matérialité de la lumière. Il y aura, par exemple, des sculptures en verre comme celles présentées au printemps à la galerie Micheline Szwajcer. Je présente aussi une nouvelle recherche, sur les "couleurs structurelles" réalisée avec María Boto Ordóñez, scientifique au Kask à Gand (l’école des arts de l’université). La coloration structurelle produit la couleur par des surfaces microscopiquement structurées en couches suffisamment fines pour interférer avec la lumière visible. L’interaction de la lumière est responsable de phénomènes tels que l’iridescence ou les changements rapides de couleur. Nous fabriquons des films de mélanine dopamine et provoquons quelques incidents pour faire trembler les couleurs. La palette de couleurs naturelles obtenue est plus large que celle obtenue à partir des pigments habituels. Ces recherches sur les surfaces biomimétiques vont entrer par la suite dans le domaine de l’industrie. Mais on n’arrive pas encore à fixer les choses. Or, c’est ce moment qui m’intéresse. Je laisse jouer le hasard et provoque de petits accidents durant le processus d’apparition de la couleur.
Une seconde exposition est proposée dans le très beau CAB à Saint-Paul de Vence jusqu’au 29 octobre.
C’est un lieu plus petit. À l’étage, je profite de l’absence de fenêtres pour exposer des projections de lumières dichroïques colorées (qui séparent la lumière en deux faisceaux différents) qui submergent le spectateur placé en permanence entre contemplation et immersion. On y observe aussi une sculpture complètement transparente en verre optique qui absorbe la lumière colorée des projections. À l’étage inférieur, sont présentés une vidéo d’éclipse et deux aquariums. Remplis d’huile transparente, ils présentent d’apparents aplats rouge ou bleu à la surface du liquide.
En août 2023, vous aurez une énorme expo à Milan, au Hangar Bicocca , espace de 14 000 m2 qui abritait autrefois une usine de locomotives.
C’est une expérience à une échelle qu’on a rarement vécue comme artiste ou comme visiteur, avec des hauteurs de plafond de 20 à 30 m et une longueur de 120 m de long. L’idée générale est d’en faire un grand atelier-laboratoire. Je présenterai des prototypes à l’exemple de ceux qui sont en dépôt pour l’instant à l’Institut d’art contemporain à Villeurbanne, mais en travaillant à l’échelle du bâtiment. De grands dispositifs apparaîtront dans ce contexte. J’y placerai par exemple le pavillon de brouillard Blue, Red and Yellow avec ses couleurs changeantes, dans lequel le visiteur tâtonne et perd ses repères. À l’intérieur, dans la brume dense, les couleurs se combinent, on a la sensation de marcher dans une couleur matérialisée. La couleur est autonome lorsqu’elle est en état de suspension, et la surface et la profondeur de l’espace disparaissent. De par la démesure du lieu, cet espace habitable apparaîtra comme une grande sculpture lumineuse aux formes minimales.