Le "Quartier des Filles", dernier lieu de racolage de rue de Belgique
Formidable essai de Philippe Jeuniaux sur le dernier lieu de racolage de rue de Belgique.
- Publié le 13-06-2022 à 12h18
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Le "Quartier des Filles" que désigne l'intitulé de l'exposition photographique qui vient de prendre cours chez Contretype est, semble-t-il, le dernier lieu de racolage de rue de Belgique. Il se situe le long de la petite ceinture bruxelloise, entre le boulevard Émile Jacqmain et le quai au Foin. "Dès le matin, explique Philippe Jeuniaux, l'auteur de ce travail exceptionnel, des filles de l'Est, bulgares ou roumaines, mais aussi des Belges et des Chinoises, y tiennent les murs." Il précise tout de suite : "Je prends part à ces dérives matinales. Je loue la chambre et je prends un temps avec Elena, Cheryl, Lala, Bibiane, Deyana, Nicoleta, Bobo, Coseta, Ghislaine, Marie-Jeanne…"
Très intime
Si on lui demande ce qui l'a poussé à entamer ce qui aura été une aventure de quatre ans, il répond : "J'avais envie de faire du paysage et du portrait et c'est ce que j'ai pu faire là." Même si résultat dépasse d'évidence le cadre artistique, la motivation est donc bien dès le départ photographique. L'auteur se défend d'ailleurs d'avoir voulu réaliser un pensum sociologique. Tout comme il a évité, cela saute aux yeux, tout moralisme, toute militance à la mode et même - comment ne pas lui en être gré - tout sentimentalisme.
Ce qu'on voit d'abord, ce sont des femmes, ou plus exactement des corps plus ou moins dénudés de femmes. Des corps, et c'est le plus frappant, aux antipodes des standards esthétiques féminins imposés par le consumérisme et dont on s'étonne qu'ils puissent séduire ou simplement être convoités. Ce que l'on voit aussi, ce sont des visages certes pas tous très avenants - parfois même déformés par des retouches esthétiques excessives - mais en revanche très parlants. Tournés le plus souvent vers le photographe, ils laissent percevoir si ce n'est un embarras, du moins une timidité qui étonne. Au photographe qui lui demandait "Tu rougis ?", une des filles lui répondit : "Oui, c'est intime. Lorsque je monte avec un client, ses mains ne me touchent pas. Pas de baiser, c'est très mécanique, juste sexuel. Là, face à l'appareil, c'est très intime."
Dans l’histoire
Puisqu'il s'agit de photographie, notons que cet essai n'est pas le premier, mais un des rares dans l'histoire du médium à décrire le "milieu" des rapports sexuels tarifés. Parmi les plus récents, les séries d'Antoine d'Agata et de Nobuyoshi Araki ("Tokyo Lucky Hole") sont à mettre à part puisqu'elles sont celles d'auteurs-consommateurs qui, comme Pierre Louÿs en son temps, nous décrivent leurs ébats avec les prostituées. Laissons également de côté le "Paris de Nuit" de Brassaï, vision romanesque du Paris nocturne des Années folles, pas spécifiquement dédié à la prostitution, mais dont certaines versions (sous des intitulés différents) ont délivré quelques images crues de la trivialité des hôtels de passe. On rapprocherait plutôt ce "Quartier des Filles" du "Storyville Portraits", publication posthume de 1971 faisant état du regard amical d'Ernest J.Bellocq sur les filles des bordels de La Nouvelle Orléans à la Belle Époque. Dans la préface de ce livre auquel participa également Lee Friedlander (notamment en se chargeant des tirages modernes des plaques de verre rescapées de la destruction de l'œuvre du photographe), Susan Sontag écrivait : "Le fait qu'elles fassent partie d'une série est ce qui confère aux photographies leur intégrité, leur profondeur et leur sens. Chaque image est nourrie par la signification qui s'attache à l'ensemble du groupe."
Lumineuses
On peut en dire autant du travail de Jeuniaux, après tout c’est bien le propre des séries, mais il faut ajouter que dans sa présentation chez Contretype, l’inverse est également vrai tant celui-ci joue de manière remarquable avec la distance. Parfois on est proche à toucher les filles, parfois on s’en éloigne d’un long mètre et parfois encore on se retrouve loin d’elles, seul en rue dans ce quartier remarquablement campé en quelques vues lumineuses. Truffé de clins d’œil aux évocations licencieuses de la peinture du XIXe siècle, cet ensemble est néanmoins avant tout éminemment et intelligemment photographique. En cela, cette présentation - qu’on espère voir prendre la forme d’un livre - ne peut décidément être que la première d’une longue série.
"Quartier des Filles" de Philippe Jeuniaux Photographies Où Contretype, 4A, cité Fontainas, 1060 Bruxelles. www.contretype.org Quand Jusqu'au 11 septembre, du mercredi au vendredi de 12 à 18h, samedi et dimanche de 13 à 18h.
