Une Documenta radicale qui vient secouer le monde de l’art
Le grand rendez-vous de l’art contemporain est dirigé cette année par un collectif indonésien. Ce ne sont plus les œuvres qui y priment mais les processus collectifs, les liens avec les actions sociales et politiques.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/dbef88af-a777-4e76-9966-40b1fd6e9729.png)
- Publié le 21-06-2022 à 12h55
- Mis à jour le 21-06-2022 à 20h26
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/FG46OLVKEJEBZBJ3GCJ7K24RR4.jpg)
Dans les grands shows de l’art contemporain, la Documenta de Kassel entend faire entendre son originalité. De toutes les foires et biennales, elle apparaît comme la plus grande mais aussi la plus studieuse, l’unif parfois un peu austère de l’art actuel.
Elle ne se déroule que tous les cinq ans dans cette petite ville de 210 000 habitants au centre de l’Allemagne, à côté de l’ex-rideau de fer. Son château, le Wilhelmshöhe, possède des magnifiques Rubens et Rembrandt.
Il faut passer au moins deux jours pleins à Kassel pour découvrir l’essentiel des propositions de centaines d’artistes dont les œuvres sont disséminées partout dans la ville et (peu cette année) dans le grand parc baroque de Karlsaue de 125 ha.
Les dernières éditions ont amené de 700000 à un million de visiteurs venus de partout dans le monde. Très radicale et aventureuse cette année, il n’est pas certain qu’elle atteigne encore ces scores.
Partout, des terrasses, des transats et des snacks bio aident à se reposer de tant d’émotions. Suivre la Documenta, c’est se retrouver pendant deux jours hors du monde marchandisé, hors des stars de l’art, pour rencontrer les pratiques d’artistes venus de tous les coins du monde et leurs œuvres qui parlent de la résistance aux crises, de poésie, d’utopie, du lien à retrouver à la nature.
Ruangrupa
Créée en 1955, - c’est sa quinzième édition - la Documenta dure cent jours et a l’ambition de fixer les nouveaux standards en matière d’art contemporain et d’anticiper les grands mouvements de l’art (et de la société). On va à la Documenta pour sentir d’où vient le vent, pour découvrir les mouvantes alchimies entre le monde et l’art.
A la Documenta, c’est chaque fois un commissaire qui agit en despote éclairé, recevant tous les pouvoirs et des budgets considérables (42 millions d’euros cette année) pour construire la manifestation monstre. Harald Szeeman a marqué l’histoire de la Documenta en 1972 et le Belge Jan Hoet eut cet honneur en 1992.
Un conseil composé de huit grands noms de l’art dans le monde, comme Frances Morris, directrice de la Tate, fait le choix du commissaire invité.
Cette année, la Documenta ouvrait en même temps qu'Art Basel, son exact opposé, la plus grande et plus puissante foire d'art. Art Basel c'est la folie du marché alors que la Documenta de cette année c'est l'anti-marché, l'événement qui vient challenger le marché.
Ce Documenta 15 est dirigé pour la première fois par un collectif, de dix artistes venus d'Indonésie, « ruangrupa », créé en 2000. Ils ont été choisi pour Kassel il y a trois ans. Chacun des membres a invité d'autres collectifs qui eux-mêmes ont lancé des invitations, etc. Au total, un millier d'artistes, quasi tous inconnus, venus nombreux d'Asie et d'Afrique, du « Global South », mais aussi d'Europe, oeuvrant souvent depuis des années dans des groupes qui sont aussi activistes, politiques, sociétaux.
L’art n’est, avec eux, plus l’oeuvre d’un individu mais l’action artistique au sein du collectif. Le résultat est très déconcertant même s’il peut être aussi très esthétique.
Lumbung
Le concept qui nourrit cette édition est un mot indonésien, « Lumbung », qui signifie le grenier d'un village où chaque paysan vient amener ses récoltes qui sont gérées en commun pour faire face aux défis du futur.
Quelques exemples peuvent éclairer. Dans le parc face à l'Orangerie, un groupe kenyan (The Nest Collective) expose une « maison » faite de très grands ballots de vêtements et objets usagés envoyés en Afrique et « retournés à l'expéditeur » comme le dit le titre de l'oeuvre. A l'intérieur, une vidéo explique leur démarche basée sur l'étude que ces « dons » profitent en fait aux donateurs et nuisent aux économies locales. Le tout forme une grande et belle sculpture comme une oeuvre de Sean Scully.

L'entrée de la Documenta Halle a été entièrement recouverte de tôles ondulées des bidonvilles du Sud, par un autre collectif kenyan, le Wajukuu Art Project. Ils ont aussi construit un tunnel de tôles, inspiré des tribus Masai pour faire entrer les visiteurs. On y est dans le noir entouré des bruits de la rue à Nairobi. Au Kenya, leur action mêle l'art et l'action sociale. Un mot qui revient souvent à cette Documenta est celui de bienveillance, de « care ». Dans la Halle, le Wajukuu présente des oeuvres aussi spectaculaires qu'une cabane entièrement faite de couteaux usagés.

Un collectif venu du Bangla Desh (Britto Arts Trust), expose le Rasad comme un très beau magasin de fruits, légumes et boissons. Sauf que chacun des centaines d'objets a été fait en céramique, en tissu ou en métal par des dizaines de personnes pour sensibiliser aux défis de l'agriculture face aux OGM et aux pesticides. Le collectif montre encore de très beaux films réalisés à la frontière avec l'Inde sur les changements écologiques intervenus.
Kung-fu ougandais
Plus loin dans la Halle, on peut s'amuser avec une piste de skate peinte ou voir les films très drôles et leur making off d'un groupe Ougandais (Wakaliga Uganda) qui parodie les films d'action chinois en faisant tout faire (acteurs, décors etc.) par les communautés locales, enfants compris.

Pour Delphine Buysse, Belge installée à Dakar depuis des années et qui était dans l'équipe de direction artistique de la récente Biennale de Dakar, cette Documenta permet de « déconstruire les pratiques habituelles de l'art en mettant en avant le processus, de repousser les frontières de l'art contemporain ». Si cette Documenta anticipe par certains côtés, elle met en avant des pratiques différentes qui sont en cours dans les pays du Sud depuis longtemps et sont enfin montrées, souligne-t-elle. Dans un échange de savoirs, elles peuvent apporter des réponses aux défis de nos sociétés en montrant la force du collectif, du « commun ».
Sur la Friedrichsplatz, des centaines de figures en carton et une immense fresque sont l'oeuvre des Indonésiens de Taring Padi. Les piliers de l'entrée du Fridericianum ont été griffonnés d'aphorismes comme « Je ne suis pas exotique mais je suis fatigué » et de questions, par le Roumain Dan Perjovschi qui a déjà fait cela, y compris au MoMA.

Symboliquement, ce haut-lieu de la Documenta s’ouvre … par des ateliers participatifs et des espaces de débats. Même les bébés ont leur lieu avec un espace basé sur le principe déjà ancien de la Hongroise Emmi Pikler de laisser la liberté aux bébés d’expérimenter par eux-mêmes.
Les Roms
Aux étages, on découvre des œuvres dans un sens plus classique dont certaines très belles comme les peintures de l’activiste aborigène australien Richard Bell et les découpages, montages et coutures de la Polonaise rom Malgorzata Mirga-Tas qui a déjà enthousiasmé la Biennale de Venise. Ses grandes broderies rendent hommage à l’histoire et aux coutumes du peuple rom. Toute une salle est consacrée aux artistes roms.


La lutte des peuples oubliés est bien présente avec les films kurdes de Komina Film a Rojava d'une beauté et d'une émotion soufflantes. Ou les films tout aussi émouvants réalisés à Bagdad durant la guerre par un collectif. Comme celui d'un voyage en voiture dans la ville interrompu sans cesse par des appels téléphoniques annonçant les tirs sur la ville.
On montre tout autant l'action du centre d'art Waza de Lumbubashi qui évoque son travail actuel et qui rappelle l'action du Père Verbeek pour sauvegarder l'art des artistes congolais. On expose beaucoup d'archives comme celles des luttes des femmes algériennes. Plus ludique : les designers de Tunis, El Warcha, proposent aux visiteurs de construire leurs meubles comme ils le font déjà dans plusieurs villes.
Au musée des Sciences naturelles, on dévoile l’action menée depuis 2009 par le groupe espagnol INLAND, une plate-forme collaborative qui travaille sur l’art, le changement social et les territoires dans le monde rural. Elle a déjà oeuvré dans 22 villages espagnols.
Guide indispensable
Pour comprendre les travaux présentés et leur démarche, il vaut mieux prendre le temps de lire l'excellent guide (en anglais) puisque le processus prime sur l'objet fini. On regrette devant certaines propositions qu'une sélection plus nette n'a pas été faite. D'autant qu'il est impossible de voir tous les 32 lieux, mais on note aussi par exemple les intéressants travaux des Haïtiens d'Atis Rezistans/Ghetto Biennale occupant l'église St Kunigundis, des Indonésiens de Taring Padi envahissant l'ancienne piscine Hallenbad Ost ou le travail de la Fondation du Festival sur le Niger dans la Hübner Aeral.
Organiser une telle Documenta qui bouleverse les règles habituelles des grands-messes de l’art, fut loin d’être une sinécure : visas à obtenir, logements à prévoir, polémiques politiques, etc. La plus vive fut la découverte de dessins antisémites dans une vaste fresque des Indonésiens de Taring Padi qui a amené ce mardi la Documenta à retirer la fresque avec des excuses.
Exemple d'aléas: le groupe « Le 18 » de Marrakech, créé en 2013 est un lieu culturel et artistique expérimental qui discute avec les habitants de grands sujets comme celui de l'eau (il y a, à Marrakech, 11 golfs à arroser alors que l'eau manque dans de nombreux villages alentour). Honoré de cette invitation le collectif en a longtemps discuté avant de conclure qu'il n'y avait pas d'accord en son sein sur les oeuvres à montrer. Il a écrit aux organisateurs qu'il préférait amener des gens avec le budget et apporter à la Documenta un espace de débats basé sur ses pratiques. Ce qui fut fait.
Dans cette Documenta, il faut donc accepter d’élargir ses visions habituelles d’une exposition et prendre le temps (et le risque) de comprendre des démarches, de changer nos esprits. Pas facile car souvent, le visiteur trop pressé ne comprendra rien.
Si le but est de challenger radicalement le marché de l'art et l'individualisme occidental et de nous faire réfléchir à des pratiques plus collaboratives et sociétales, à des « communs », pour affronter les défis écologiques, politiques et économiques, cette Documenta est très stimulante. Mais elle est souvent aussi déroutante.
Documenta 15 à Kassel jusqu’au 25 septembre