Que vaut l'exposition Vermeer à Amsterdam ? Voici notre critique
La plus grande exposition consacrée à Vermeer jamais organisée est une réussite. Le Rijksmuseum présente 28 tableaux, les deux tiers de ceux connus du grand peintre de Delft.
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- Publié le 14-02-2023 à 06h49
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La grande exposition Vermeer qui vient de s’ouvrir au Rijksmuseum à Amsterdam tient toutes ses promesses avec, réunis pour la première fois, 28 des 37 tableaux connus du maître de Delft. Beauté, délicatesse, mystère, lumière sont là.
La Frick collection de New York en pleins travaux a ainsi prêté exceptionnellement ses trois Vermeer. Dresde et Berlin aussi prêtent les leurs pour la première fois. L’exposition est tout entière consacrée à Vermeer et à la magie de ses tableaux.
L’engouement du public s’apparente à un raz-de-marée. Il y avait déjà 200 000 tickets vendus avant même l’ouverture et le musée a d’ores et déjà prolongé ses heures d’ouverture en soirée, jusqu’à 22 h, les jeudi, vendredi et samedi.
Nous avons voulu voir comment on peut visiter une exposition consacrée à un peintre si intime, quand il y a tant de monde. Et miracle ! Le quota de visiteurs admis est limité de telle manière que chacun peut à sa guise s’arrêter le temps qu’il souhaite devant chaque œuvre et la détailler. Une discrète rambarde arrondie empêche de s’approcher de trop près ou qu’un visiteur ne bouche la vue aux autres.
La scénographie très aérée, due à Jean-Michel Wilmotte y contribue. Il y a des salles qui ne comptent qu’un seul tableau, comme, au début du parcours, celle consacrée à La Liseuse à la fenêtre, prêtée par le musée de Dresde.

Delft
Le parcours débute par les deux seuls tableaux d’extérieur de Johannes Vermeer (1632-1675). On y voit La Ruelle, avec une maison qui serait celle du peintre lui-même. On aperçoit une femme assise à la porte, en train de coudre, des enfants jouant sous un banc.
À côté, la Vue de Delft. Vermeer montre la ville comme endormie, vue depuis la rive opposée du quai de Kolk, sous un ciel nuageux de mer du Nord. Au centre l’horloge de la tour de Schedam s’est arrêtée à 7h10.

Seul paysage peint par Vermeer, avec ses jeux d’ombre et de lumière, le traitement quasi pointilliste de certains bâtiments, le sentiment de tranquillité qui s’en dégage, les nuages, l’air et l’eau qui semblent vibrer.
Proust admirait tant ce tableau qu’il écrivit cette scène où meurt l’écrivain Bergotte devant la Vue de Delft : “Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Enfin il fut devant le Vermeer. […]. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. Il se répétait : ‘Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune.’ Il s’abattit sur un canapé circulaire. Il était mort. ”
La vie de Vermeer
On connaît peu de choses de Vermeer. Il vécut toute sa vie à Delft et ne peignit qu’une cinquantaine de tableaux dont 37 nous sont restés. On ne connaît de lui ni dessins ni esquisses préparatoires à ses tableaux. Il travaillait lentement jusqu’à ne faire, dit-on, que deux tableaux par an. Il eut quinze enfants. Né dans une famille protestante, il se convertit au catholicisme par son mariage. Il était reconnu et admiré de son temps par ses pairs. À l’âge de 30 ans seulement, il fut déjà nommé à la tête de la guilde de Saint-Luc à Delft.
Au Rijksmuseum, chaque salle a son thème et sur un mur quelques explications très didactiques.
Après la salle évoquant Delft, une salle reprend ses Premières ambitions, des peintures religieuses ou liées à des mythes anciens mais des œuvres moins marquantes.
Dès les salles suivantes, on plonge dans le Vermeer tant aimé, avec tous ses chefs-d’œuvre qu’on ne se lasse pas d’admirer, ces portraits de femmes dans leurs intérieurs, dans l’intimité de leurs journées.

Vermeer était un homme de son temps, qui s’inspirait de ce que faisaient d’autres peintres mais les surpassait infiniment. C’était le “Siècle d’Or” Hollandais. Les meilleurs peintres travaillaient pour cette haute bourgeoisie hollandaise, la plus riche du monde, qui faisait fortune à la Bourse d’Amsterdam ou dans la Compagnie des Indes. Pour ce marché de niches, de grand luxe, ils produisaient des petits tableaux rares, précieux comme des miniatures, des scènes de genre où l’on ne voyait plus les bars et paysans, mais la vie de ces grands bourgeois, chez eux. Chez Vermeer, les femmes ont des manteaux bordés de fourrure, des bijoux luxueux.
Devant chaque tableau, on pourrait rester des heures, frappé par le silence qui s’en dégage, la lumière qui les baigne, l’harmonie et la poésie, le temps suspendu, le dépouillement si moderne.
Jeune fille à la perle
Après sa mort, Vermeer fut oublié et ce n’est qu’à la moitié du XIXe siècle. C'est grâce au critique français Théophile Thoré-Burger, que Vermeer, surnommé par lui le "sphinx de Delft", a captivé l’attention du monde artistique.
On est happé par ses détails intimes et narratifs (les femmes à la fenêtre, lisant ou écrivant sans doute une lettre d’amour tandis que la servante surveille), le mélange de mystère et de familiarité. On y retrouve avec ravissement La Dentellière (qualifiée par Renoir de “plus beau tableau du monde”) , La Laitière et le mince filet de lait suspendu pour l’éternité, Le Géographe, La leçon de musique interrompue avec le regard de la fille tourné vers nous comme si on l’avait distraite.
La Jeune fille à la perle, est bien entendu présente même si elle devra retourner prématurément au Mauritshuis de La Haye fin mars. Avec un turban oriental, la bouche entrouverte et humide, et la perle qui brille à la lumière, faite d’un seul coup de pinceau, elle est d’une beauté infinie. Elle est mélancolique, pure, sensuelle, mystérieuse. Surnommée la "Joconde du Nord", elle avait été achetée en 1881 pour l’équivalent d’un dollar par un collectionneur qui l’a léguée à sa mort au Mauritshuis.
On voit comment les mêmes thèmes reviennent chez Vermeer : la femme qui pèse l’or, celle qui écrit à sa table, celle assise devant le virginal du salon (piano) ou jouant du luth, celle sublimée dans ses tâches ménagères de dentellière ou de laitière, celle rêvant au plaisir et à l’amour. Un art délicat, apaisé, où jamais on ne sent le grondement du monde et la fin proche de cet Âge d’or quand les canons de Louis XIV tonnèrent et envahirent les Pays-Bas en 1672.
Art de l’épure
Vermeer transcende ses sujets, les sublime, les métamorphose. Il est celui qui transforme par soustraction, par épuration. Et ce qu’il enlève, il le remplace par de la lumière et de l’espace, qui sont les vrais sujets de sa peinture.
Vermeer pratique un art de l’épure alors que les autres sont empêtrés dans les détails. Sa Laitière si puissante et sensuelle, symbole de la Hollande, est en même temps imprégnée par la lumière divine qui entre par le carreau cassé de la fenêtre.
La grande force de Vermeer est d’exprimer ainsi la psychologie de ses sujets, supprimant les détails qui feraient écran, mêlant magistralement le flou et le précis.

Dans le tableau venu de la Frick Collection, la jeune femme en veste jaune bordée d’hermine, interrompt l’écriture de sa lettre pour se tourner vers sa servante. Dans un autre tableau prêté par Dublin, on sent la rage de celle qui griffonne sa lettre d’amour tandis que sa servante surveille les environs et qu’un brouillon a été jeté nerveusement au sol.
Vermeer y ajoute de discrets symboles philosophiques comme le parallèle entre la pesée de l’or et la pesée de l’âme dans le Jugement dernier évoqué par un tableau au mur, ou le parallèle entre la mer et l’amour qui tous deux peuvent être calmes ou agités.
Dans une salle sublime, on voit ses petits tableaux de femmes comme La fille au chapeau rouge et la Jeune fille à la flûte prêtées par la National Gallery de Washington,
La femme en bleu lisant une lettre, face à la fenêtre, sans doute enceinte, est un autre chef d’œuvre absolu.
Si les sujets sont peints dans l’intimité des maisons, comme découverts à côté de rideaux tirés, ou derrière des tables couvertes de tapis, Vermeer laisse entrer le monde : on voit des cartes accrochées aux murs, les lettres qui renvoient à des destinataires extérieurs, la fenêtre bien sûr, qui laisse entrer non seulement la lumière mais le monde extérieur.
Vermeer, jusqu’au 4 juin, au Rijksmuseum d’Amsterdam.