La morale d’une orgie monstrueuse
En Forêt-Noire, le méchant loup n’est peut-être pas celui que l’on croit…
Publié le 03-05-2023 à 14h35
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Pour sa quatrième exposition personnelle, Willehad Eilers (aussi connu sous le pseudonyme Wayne Horse, né à Peine/Allemagne en 1981) invite les visiteurs à un voyage excentrique en Forêt-Noire, destination touristique ô combien populaire dans le sud-ouest de l’Allemagne. Une région particulièrement réputée pour ses forêts luxuriantes et sa culture traditionnelle. Aux yeux de l’artiste, la Forêt-Noire est, en toute simplicité, la chose la plus allemande qu’il soit permis d’imaginer. À raison ! La région nourrit à elle seule tout un imaginaire collectif, inspirant directement de nombreux contes des frères Grimm. Il n’en faut pas plus pour inspirer l’artiste qui compose ici une fresque mythologique sur l’excès et l’identité allemande.
La pièce centrale de l’exposition s’intitule Schenket Ein, Den Reinen Wein (dont la traduction se rapprocherait de Offrez-en un, le vin pur, excusez le caractère approximatif). Cette œuvre représente la légendaire bataille de la forêt de Teutoburg, au cours de laquelle les Romains ont subi une défaite dévastatrice face à une alliance de tribus germaniques. Cette bataille, qui a mis un terme à leur conquête, a défini les frontières d’un territoire semblable à l’Allemagne actuelle. Dès lors, et en toute logique, cet événement est souvent cité comme étant le fait marquant la naissance de la nation. Willehad Eilers imagine la suite à travers une série de toiles peuplées de personnages parés de Lederhosen et de Bollenhutte. Une coiffe équipée de pompons de laine rouge assurément distinctifs, symbole du statut de célibataire et d’une sexualité épanouie (la version noire du couvre-chef, réservée aux femmes mariées, est absente). Tous ces protagonistes se régalent de saucisses et d’autres spécialités allemandes. La bière coule à flots ! Noyés dans la masse éructante, le petit chaperon rouge et le grand méchant loup font leur apparition.

Royaume de pulsions
Le résultat : un carnaval de stéréotypes questionnant ouvertement la notion d’identité nationale. L’artiste allemand dresse un portrait de son pays, bourré de clichés, à l’antipode de la carte postale idéalisée. Willehad Eilers exagère le trait, éclairant ses congénères d’une lumière glauque dont la crudité rappelle directement celle de son compatriote, Otto Dix. Les comportements excessifs, symptômes de notre société capitaliste, s’y exposent dans toute leur laideur ! Et cela ne gâche en rien leur plaisir. Profitant d’une proximité indécente, tous les personnages représentés semblent s’amuser dans cette débauche excessive. Invariablement, la “fête” dégénère. Observez à quel point leurs corps – plus encore leurs visages – sont grossièrement déformés. Dépourvus du moindre soupçon d’intelligence, leurs yeux nous apparaissent telles des coquilles vides. Aveuglés par leurs propres désirs, certains sont piétinés, d’autres font abstraction des flammes qui ne cessent de progresser. Seul objectif des vivants ? La jouissance perpétuelle, potentiellement mortelle. Willehad Eilers nous livre une clé d’interprétation : “C’est comme si vous profitiez d’une fête et que vous fermiez les yeux pendant une seconde, pour les ouvrir et voir une pièce remplie de monstres. ”
Aveuglés par leurs propres désirs, certains sont piétinés, d’autres font abstraction des flammes qui ne cessent de progresser. Seul objectif des vivants ? La jouissance perpétuelle, potentiellement mortelle.
Dans cette orgie monstrueuse, les corps se pressent les uns contre les autres. Ils se battent autant qu’ils s’enlacent. Ils s’aiment et se disputent. Les pulsions les plus primitives font loi. Et si l’artiste poussait ici un cri de colère contre l’isolement généré par le monde virtuel tel qu’il est largement encouragé par les réseaux sociaux ? Une série habitée d’archétypes et de poncifs abusifs comme pour faire un pied de nez aux dérives de notre société ? Et alors que les contes et autres mythes servent à véhiculer des leçons de morale, la Schwanzwald (Forêt de la queue) de Willehad Eilers a abandonné toute forme de moralité. Un ensemble que l’on pourrait interpréter comme autant de batailles livrées contre la bien-pensance et l’ensemble de règles qui régissent la société allemande.

★★★ Schwanzwald. Willehad Eilers Peinture Où Harlan Levey Projects 1080, Rue Isidoor Teirlinck 65, 1080 – Molenbeek-Saint-Jean, www.hl-projects.com Quand Jusqu’au 3 juin, du mercredi au samedi de 12h à 18h et srdv.