Marie-Puck Broodthaers, l’œuvre d’une vie
Ce 25 mai, quelque 250 lots de sa collection privée seront mis aux enchères chez Artcurial (Paris). Rencontre.
Publié le 24-05-2023 à 15h01
:focal(1049.5x978:1059.5x968)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/SZDK3OVFGVCMXEXTOVAWODIIVY.jpg)
Partagée entre Bruxelles et Bâle, Marie-Puck Broodthaers consacre l’essentiel de son temps au suivi et à l’organisation des expositions et publications liées à son père, Marcel Broodthaers (1924-1976). Galeriste renommée et collectionneuse passionnée, elle travaille également en tant que consultante en art moderne et contemporain.
Votre père compte parmi les figures les plus marquantes de l’histoire de l’art belge. Quels souvenirs conservez-vous de votre enfance, en tant que fille de Marcel Broodthaers ?
J’ai été immergée dans l’art depuis ma plus tendre enfance, je suis née dedans. Tout ce que je vivais me semblait absolument naturel. Même si, vis-à-vis de mes camarades, je me sentais quelque peu différente… Je remarquais que l’univers dans lequel j’évoluais était différent… Aussi, constamment entourée d’adultes, j’avais le sentiment de grandir un peu plus vite que les autres enfants. En effet, je n’allais jamais dans ma chambre. Je préférais rester auprès des adultes (artistes, collectionneurs, galeristes et critiques) pour écouter leurs échanges passionnés. D’ailleurs, mes parents n’ayant pas d’argent pour payer des baby-sitters, ils m’emmenaient partout, y compris dans les vernissages et les dîners. Cela m’a profondément marquée.
Quelle serait votre première prise de conscience d’une rencontre avec une œuvre d’art ?
C’est en 1968 avec le Musée d’Art Moderne – Département des Aigles que mon père installe dans notre maison (ndlr : Broodthaers créé son propre musée dans son habitation bruxelloise. Il présente des caisses de transport et des cartes postales de toiles de maîtres du XIXe s.). C’est très certainement l’un des premiers projets qui m’ait marquée.
En tant que papa, que vous a-t-il transmis ?
La lecture, la littérature et la photographie. La chose la plus importante à comprendre dans ma relation avec mon père, c’est qu’il savait qu’il allait mourir. Dès lors, il a mis une pression terrible sur mes lectures. Après mes devoirs, il me faisait lire des livres (toujours dans des éditions originales, jamais en livre de poche) et il fallait systématiquement que j’en rédige un résumé. Même si c’était dur pour une jeune fille, cet amour du livre est resté ancré en moi.

Vous menez un travail très conséquent pour pérenniser et valoriser l’œuvre de Marcel Broodthaers. Un travail à quatre mains, avec votre maman, Maria Gilissen.
En effet ! Nous travaillons beaucoup à deux. Elle a son mot à dire sur tous les projets auxquels nous participons. Qu’il s’agisse d’expositions à travers le monde, de publications… Nous sommes extrêmement sollicitées en ce qui concerne les publications. Et pour cause : nombreux sont les jeunes artistes qui sont véritablement fascinés par l’œuvre de Marcel Broodthaers et qui veulent le présenter dans leurs publications. Nous nous en réjouissons. Le voir entre tous ces jeunes le rend encore plus actuel (même si l’a toujours été).
Quelles que soient les demandes, nous sommes extrêmement soucieuses et pointilleuses quant à la compréhension et la communication sur l’œuvre de mon père. Notre mission implique de surveiller le marché et de le soutenir quand une pièce est mise à l’encan. Car même s’il y a toujours beaucoup d’intérêts vis-à-vis de son œuvre, nous observons que certaines réalisations plus tardives – et moins reconnaissables – sont sous-estimées sur le marché. Notre travail consiste à mettre en valeur des productions qui ont moins la cote pour faire comprendre aux amateurs que l’œuvre de mon père, assez courte puisqu’il a eu seulement douze années de création, ne peut s’envisager autrement que comme un tout cohérent, avec un tas d’allers-retours et de clins d’œil d’une série à l’autre.
Existe-t-il, comme pour d’autres artistes de premier plan, de faux Broodthaers en circulation ?
Par le passé, il y en a eu mais nous avons très vite mis la justice sur ce problème. Aussi, les faussaires auraient bien des difficultés à faire passer sur le marché des faux car l’écrasante majorité des pièces que Marcel Broodthaers a réalisées sont soit reprises dans des catalogues ou apparaissent sur des photographies d’époque. Ma mère, photographe, était très soucieuse de conserver sur la pellicule toutes les œuvres qu’il réalisait.
Dès l’âge de 19 ans, vous faites vos premiers pas professionnels dans une galerie d’art ?
En effet, j’ai quitté Londres pour rejoindre New York et la galerie de Marian Goodman. J’y suis restée un an puis j’ai rejoint la galerie de Michael Werner à Cologne avant de revenir à New York dans la galerie ouverte par Michael Werner et Mary Boone. Après ces expériences en galeries, j’ai intégré la maison de vente aux enchères Lempertz (Cologne).
Vous présentiez de réelles prédispositions pour le voyage…
Depuis ma tendre enfance, il était pour moi absolument naturel de voyager. Sans voiture, toujours en train ou en bateau entre Londres, Douvres et Ostende. Puis, plus tard, en avion. Nous avons habité Cologne et Londres. Nous vivions à Londres quand mon père est décédé. J’avais 13 ans et j’y suis restée jusqu’à mes 18 ans. Pour moi, aller travailler à New York était tout à fait naturel.
Mais c’est finalement à Bruxelles que vous allez vous fixer en 1987 ?
En effet ! J’avais 25 ans, j’ai vu une pancarte “À louer” en face du palais des Beaux-Arts. Cet endroit m’a tout de suite plu. Très clairement, c’est la nostalgie qui m’avait ramenée là. J’étais souvent allée avec mon père aux expositions du Palais des Beaux-Arts, ainsi qu’au musée du Cinéma dans l’enceinte du même lieu. Y installer ma galerie était très symbolique.
Ma première exposition était consacrée à l’art belge (Ensor, Spilliaert, Magritte, Broodthaers, Hergé…). D’une manière très spontanée, je vais exposer, parfois allant à contre-courant de la mode, des artistes parmi lesquels Francis Picabia, Niele Toroni, Christian Boltanski, Marina Abramovic, Carl André, mais aussi des artistes plus jeunes comme Ann-Veronica Janssens, Angel Vergara, Michel François, Joëlle Tuerlinckx… Je suis restée rue Ravenstein pendant dix ans. La dernière exposition que j’y ai organisée, en 1996, était consacrée à mon père. Ensuite, j’ai déménagé au 39 de la rue Elewijck.
C’est à cette adresse que vous inaugurez votre nouvel espace intitulé “Hyper Space”.
En le baptisant de la sorte, tout le monde pensait que c’était un énorme hangar alors qu’il s’agit d’un tout petit espace : une buanderie de 3m sur 2 entre deux étages. De 1997 à 2005, j’ai programmé dans ce lieu quatre expositions par an. Je vais encore, par la suite, déménager et organiser des expositions – moins fréquentes – dans une autre maison que j’habitais, rue Général Patton. Finalement, j’ai arrêté en 2012 car le travail lié à l’œuvre de mon père était devenu de plus en plus important.

Aujourd’hui, vous avez décidé de vous séparer d’une importante partie de votre collection. Sans pincement au cœur ?
Au fil des années, j’ai accumulé beaucoup d’œuvres. À un moment s’est posée la question de ce que je devais faire de cette collection. J’ai envie de la faire vivre ailleurs, auprès d’autres amateurs ou collectionneurs passionnés. La vente dispersera un ensemble de manuscrits, de livres et d’objets de Marcel Broodthaers et des œuvres originales, des livres et des manuscrits des artistes liés à l’aventure de ma galerie avec notamment des œuvres signées James Lee Byars, Giorgio De Chirico, Robert Desnos, Oscar Dominguez, Marcel Duchamp, Yves Klein, René Magritte, Francis Picabia, Dieter Roth ou Niele Toroni. Une vente préparée par le département Livres&Manuscrits, en collaboration avec les libraires et experts Philippe Luiggi et Benoît Forgeot.
Speed dating
Un proverbe ou une citation qui vous accompagne au quotidien ?
Une citation de mon père : “Ceci n’est pas un objet d’art. ”
Votre conseil pour un(e) jeune galeriste qui souhaiterait suivre votre exemple ?
Avoir l’esprit ouvert, et, plus important encore : ne pas avoir peur de travailler, il n’y a pas d’heure dans ce métier.
Si le temps n’était pas compté, que feriez-vous ?
Constituer une collection importante pour un collectionneur privé en ayant la liberté d’acheter.
Ne surtout pas mourir sans…
Revenir au dessin, me remettre à peindre ! J’ai commencé dès mon plus jeune âge. De temps en temps, je réalise encore de petits croquis. Quel plaisir ! C’est vraiment mon dada.
www.artcurial.com