"La photographie est un espace vital en Iran, puisqu’elle permet d’évoquer certains sujets en évitant les mots"
Le recueil “Espace vital” propose un vaste panorama des travaux de photographes iraniennes. Une plongée dans diverses réalités du pays à l’heure où la contestation gronde dans les rues. Entretien avec son instigatrice, Anahita Ghabaian Etehadieh, galeriste à Téhéran.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/907af01e-7b9c-4133-bc5e-d4804534654d.png)
- Publié le 06-06-2023 à 14h10
- Mis à jour le 19-06-2023 à 22h05
:focal(1762x3809:1772x3799)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/XAAAIZ7M55BRBCCBJEVPOH2W24.jpg)
Une jeune femme se tient au milieu d’un boulevard désert, visage impassible, droite comme un alef (première lettre de l’alphabet persan). En tenue réglementaire noire, bras ballants et gants de boxe rouge aux poings, elle crève la couverture du recueil Espace vital, riche et saisissant panorama des œuvres d’une vingtaine de photographes iraniennes. À elle seule, elle incarne la pugnacité, la combativité des Iraniennes, qui ont pris la tête des manifestations dès l’automne dernier pour revendiquer un meilleur sort et des nouvelles libertés, dont celle – symbolique – de choisir librement leur tenue vestimentaire. Le slogan du mouvement Femmes, Vie, Liberté résume bien leur résistance aux fatwas de cette République islamique qui les contraint tant. Mi-résignée mi-résolue, la “boxeuse” pacifique semble prête à faire un pas sur le côté, comme pour barrer la route à un hypothétique char qui tenterait de la contourner, à la manière de cet étudiant sur la place Tiananmen lors du “printemps” de Pékin en mai 1989.
L’ouvrage, que vient de publier Textuel à Paris, témoigne de la diversité, de la créativité, d’artistes photographes et photojournalistes iraniennes, d’hier à aujourd’hui. Ce projet porté par Anahita Ghabaian Etehadieh visait à l’origine à marquer le 20ᵉ anniversaire de sa galerie Silk Road, fondée en 2001 à Téhéran, la première intégralement dédiée à la photographie contemporaine.
“Je suis arrivée à un moment où il y avait quelques galeries en Iran, mais aucune n’était spécialisée dans la photo. Depuis, ma galerie continue de faire découvrir la photo iranienne, qui est très mal connue en Occident”, nous explique-t-elle lors de son récent passage à Paris, pour le lancement de l’ouvrage. Celui-ci est édité douze ans après le livre Photographie iranienne (Long cours, 2011), dont la galeriste était aussi à l’initiative. Mais, précise-t-elle pudiquement, “les circonstances ne permettent pas de le publier” en Iran, alors qu’il est déjà publié pour la Grande-Bretagne et les États-Unis, ce qui devrait “assurer une bonne circulation du livre hors de l’Iran”.
Quelles sont les origines de la photographie en Iran ?
La photographie contemporaine en Iran a vraiment commencé à la fin des années 1970, au moment de la révolution (islamique). Les médias occidentaux s’intéressaient au sujet et des photographes venaient en Iran. Les Iraniens ont commencé à s’y intéresser et ont pris le même chemin que leurs collègues européens ou américains. À la fin du XIXᵉ et au début du XXᵉ siècles, le Chah Nassereddine, l’un des rois de la dynastie Qadjar, s’était intéressé à la photographie et avait réussi à attirer des photographes en Iran. Des collections de ces photographies existent mais elles n’ont pas été montrées pour différentes raisons. L’une d’entre elles est que le roi photographiait son harem, quelque chose qu’on ne pouvait pas trop montrer à l’époque, et qu’on ne peut absolument pas montrer maintenant (en République islamique, NdlR). Ensuite, il y a eu l’apparition des cartes d’identité, des studios de photos, où les femmes se rendaient pour se faire photographier. Un peu plus tard, dès les années 1930-40, les appareils sont arrivés en Iran. Il existe donc pas mal de photos de ces années-là et beaucoup des années 1950-60 et après. Il y avait quelques photographes professionnels avant la révolution et ils ont, pour la plupart, fait de la photo documentaire au moment de la révolution, puis de la guerre (Iran-Irak, entre 1980 et 1988, NdlR).
Quelle est la perception de la photographie dans l’opinion publique ?
La photographie se pratique beaucoup en Iran. Il y a de nombreux étudiants en photographie, qui est enseignée à l’université ou dans des écoles d’art. La photo est bien perçue, l’art en général est apprécié mais c’est le secteur privé qui s’en occupe. La reconnaissance de la photographie a très bien progressé ces derniers temps. Il y a de nombreuses galeries et des collectionneurs commencent à investir dans la photographie iranienne. Il y a une sorte d’évolution parallèle avec le cinéma iranien, qui est très prisé par des grands festivals internationaux. Les amateurs de photographie sont beaucoup plus nombreux à visiter des expositions, aller sur Internet, se déplacer à l’étranger.
Vous faites le lien avec le cinéma iranien, qui va trouver à l’étranger une reconnaissance. D’une certaine manière, publier un tel ouvrage à Paris reflète ce phénomène…
C’est tout à fait cela. En Iran, les autorités ne s’intéressent pas à l’art en général. Il n’y a pas de budget pour le soutenir et il y a des problèmes pour pouvoir travailler. Les autorités se soucient seulement de la pratique de la photo dans l’espace public, qui nécessite une autorisation. Mais si on la demande, il y a toujours la possibilité de travailler. Alors, les artistes sont inventifs, ils trouvent des sujets pertinents, une manière intéressante de montrer leur travail. Comme tout art, la photographie en Iran est aussi un moyen d’aborder différents sujets, c’est aussi pour ça qu’elle est appréciée.
Votre livre illustre bien ce rapport qu’entretient la photo avec la société, à travers des regards exclusivement féminins.
L’essentiel des photographes iraniennes s’y trouve, qu’elles travaillent avec la galerie ou pas. Nous avons fait une sélection la plus pertinente possible des photographes par rapport à leur travail, leur niveau technique, leur expérience, ce qu’elles ont à dire, à l’actualité aussi. Aujourd’hui, de jeunes artistes travaillent sur des thématiques actuelles, comme les évolutions familiales, l’impact climatique, le féminisme…
Vous écrivez dans l’introduction du livre que la photographie constitue un espace “vital” d’expression. Pensez-vous qu’elle peut être un outil d’émancipation, permettant aux femmes de s’affranchir de certaines réalités auxquelles elles sont réduites ?
Peut-être. Je ne suis pas sûre. Les séries présentées permettent surtout de parler de sujets différents et importants pour les Iraniens. Le livre aborde aussi bien les événements de la Révolution islamique que des manifestations plus récentes. Il y a cette série photographiée par Hengameh Golestan, où l’on voit des femmes à perte de vue dans la rue, en (mars) 1979, quand les nouvelles autorités ont exigé que les femmes portent le voile. Tout part de là. Le livre parle de la place de la femme, du rapport à l’intime ou au passé, de la guerre en Irak, de l’environnement… C’est en cela qu’on peut dire que la photographie est un espace vital en Iran, puisqu’elle permet de s’exprimer sur différents sujets en évitant les mots. C’est une manière détournée, métaphorique, d’exprimer des réalités humaines. En cela, la photo a un pouvoir important. On peut faire le tour d’un sujet, de manière visuelle.
La dimension critique ou dénonciatrice de ces représentations est-elle perçue par les autorités ?
Le monde de l’art est assez restreint, il est donc assez peu exposé (au problème de la censure, NdlR). C’est peut-être d’ailleurs pour ça qu’il n’a pas le soutien des autorités publiques. Pourtant, la quasi-totalité de ces séries ont été exposées et visibles dans différentes galeries en Iran, sans que cela pose de problème majeur. Pourquoi ? Je ne pourrais vous le dire. C’est comme ça, il y a des choses qu’on arrive à faire et dont personne ne peut soupçonner qu’il s’agit d’autre chose. Mais en mettant ensemble toutes ces séries, on a une bonne perspective sur les principaux sujets de préoccupation, les questions importantes qu’il faut se poser sur l’Iran d’aujourd’hui.
Certaines séries photographiques intègrent d’autres techniques artistiques, comme la peinture, le collage, le graphisme. Les photos de Maryam Firuzi sur la lecture apparaissent comme des fresques du quotidien.
Oui, tout à fait. Elle emploie beaucoup de couleurs, mais c’est aussi toujours une mise en scène du monde, d’une histoire. Elle vient du monde du cinéma. La photo où une femme est en train de lire sur des escaliers en pleine ville est un autoportrait mis en scène. Elle nous interpelle parce que cette femme s’empare de l’espace public tandis que les gens passent leur chemin quasiment sans faire attention à elle. Il y a un vrai propos puisqu’on sait que, surtout au Moyen-Orient, ce n’est pas du tout le cas. Si une femme s’assoie en plein milieu d’un espace public et se met à lire, il n’y aura pas cette indifférence. Elle fait certainement aussi référence à toutes ces femmes qui ont fait des études – elles sont d’ailleurs plus nombreuses à l’université que les hommes – et à cette envie de s’émanciper à travers la lecture et les études. Elle dit beaucoup de choses. Le féminisme est omniprésent dans ces séries. Celle réalisée par Newsha Tavakolian (membre de la prestigieuse agence Magnum, NdlR) évoque ces chanteuses iraniennes qui n’ont pas le droit de se produire seules sur scène.
Vous le soulignez : il y a plus de femmes à l’université que de garçons. Pourtant, le discours officiel est d’assigner la femme au foyer, ce qu’évoque très bien la série de Shadi Ghadirian avec ces objets ménagers présentés devant des tchadors. Comment expliquer ce paradoxe ?
En Iran, à aucun moment les filles ne sont empêchées par qui que ce soit d’aller à l’université. Celles qui ont envie d’étudier font des études, c’est une manière de s’émanciper. Et puis, il y a ce discours qui veut que la femme s’occupe de la maison et soit plutôt soumise. Oui, ça fait partie des contradictions en Iran.
Espace vital. Femmes photographes iraniennes, Textuel, 2023, 160 pp., 45 €