Rechercher la beauté de la vie, où qu’elle soit

Depuis que sa mère est partie, Afrodita ne parle plus. Elle habite avec ses deux sœurs une petite maison à Titov Veles, au pied d’une immense usine de plomb où travaille l’aînée, Slavica. 1 h 42.

Hubert Heyrendt
Rechercher la beauté de la vie, où qu’elle soit
©D.R.

De passage en Belgique l’année dernière, à l’occasion du Festival du film de Bruxelles, Teona Strugar Mitevska, basée à Paris, évoquait son second long métrage, tourné à Titov Veles. "J’ai choisi cette ville à cause de son usine de plomb, qui en a fait la ville la plus polluée d’Europe - cela va mieux depuis sa fermeture il y a cinq ans -, mais aussi à cause de la connexion avec le communisme. Dans l’ancienne Yougoslavie, chaque république avait sa ville "Tito". A cette époque, ce préfixe était très prestigieux, synonyme de développement économique "

Comme dans le film, on discerne, en effet, chez la jeune cinéaste un brin de nostalgie vis-à-vis de la période communiste. "Tito est mort quand j’avais 5 ans et demi mais le système communiste a continué jusqu’en 1999, jusqu’à la guerre. Mon père est Macédonien et ma mère du Monténégro ; je suis une fille de la Yougoslavie. Jusqu’à 17 ans, j’étais Yougoslave. Après, il m’a fallu quelques années, peut-être dix ans, pour savoir qui j’étais, explique la cinéaste. A la chute de la Yougoslavie, on a vécu une renaissance culturelle, on a retrouvé notre identité macédonienne mais il y a toujours de la nostalgie car la Yougoslavie, c’était le temps de l’enfance et, surtout, une période sans guerre !" Et, comme le montre "Je suis de Titov Veles", la construction de l’identité macédonienne reste très fragile. "On vit dans un monde en perpétuelle évolution. La Macédoine est un petit pays de deux millions d’habitants. Je ne veux pas dire qu’elle va disparaître, mais des nations et des langues disparaissent sans cesse C’est une réalité, il faut l’accepter."

D’ailleurs, la fin du film suggère un monde qui meurt pour mieux renaître. "Dans les Balkans, nous avons eu la guerre pendant quinze ans. Nous sommes piégés dans notre histoire, qui crée un cercle vicieux de violence, de guerres récurrentes. Peut-être devrait-on oublier cette histoire afin de créer quelque chose de nouveau."

D’où une ouverture logique au monde du rêve et de la poésie, qui permettent d’imaginer un monde meilleur. "On oublie trop cette autre réalité. Je rêve beaucoup. Souvent, ma vie rêvée est aussi belle, aussi difficile, aussi complexe que ma vie réelle. Pour moi, c’était un challenge de raconter l’histoire d’Afrodita aussi à travers ses rêves " Car, malgré ce qu’il dit sur un pays dévasté, malgré son environnement déprimé, "Je suis de Titov Veles" est toujours très beau, la jeune cinéaste cherchant et trouvant la beauté partout, parfois là où on ne l’attend pas, comme dans les insectes. "Les insectes sont des détails ; ils font partie de ces petites choses qui rendent le monde beau. Pour moi, il s’agissait vraiment d’observer la vie et sa beauté, qui ne réside pas que dans des choses belles. Il faut prendre en compte tout ce qui fait la vie : le café du matin, les petits insectes Il s’agit d’observer."

Et si le résultat à l’écran est si envoûtant, c’est en partie grâce au travail de la directrice photo belge Virginie Saint-Martin. "Il y a quatre ans, j’ai vu à Bruxelles "Des plumes dans la tête" de Thomas De Thier. J’aimais beaucoup le film mais aussi la lumière. Il s’agit vraiment de peinture. Virginie est vraiment un maître de la lumière. Avec elle, on a construit chaque cadre comme un tableau, en termes de lumière, de couleurs, de mise en scène "


Depuis que sa mère est partie, Afrodita ne parle plus. Elle habite avec ses deux sœurs une petite maison à Titov Veles, au pied d’une immense usine de plomb où travaille l’aînée, Slavica. Et si sa jumelle Sapho change de mec comme de chemise, Afrodita refuse, elle, tout contact avec les hommes Avec beaucoup de subtilité, Teona Strugar Mitevska filme une société macédonienne en crise. Son second film apparaît en effet comme une affirmation d’identité : "Je suis Macédonienne !" Même si, dix ans après la guerre et dix-huit ans après l’indépendance, les contours de cette identité restent flous Pour nous emmener dans ce voyage nostalgique, la cinéaste se choisit un double sensible (interprété par sa sœur), qui aborde la réalité par le biais de la poésie, du rêve. En effet, muette, Afroditia n’en est pas moins à l’écoute de tout ce qui l’entoure. Ni autiste, ni retardée, elle est simplement une jeune fille sensuelle, émotive, pour qui la vie est source d’émerveillement constant. Ce regard délicat, Mitevska le partage grâce à une mise en scène sensible, très organique. Mais le film n’est pas qu’impressionniste, il est aussi symboliste, parfois jusqu’à l’excès. Car, dans cette relecture du passé de la Macédoine à travers la poésie, tout doit faire sens, des prénoms des héroïnes aux métaphores religieuses : le parcours d’Afrodita est christique, se sacrifiant pour que sa famille, sa nation vivent. Reste un beau voyage au pays des rêves dans une région où la réalité a été trop longtemps difficile à regarder H. H. Scénario&réalisation : Teona Strugar Mitevska. Avec Labina Mitevska 1 h 42.

Vous êtes hors-ligne
Connexion rétablie...