Les choses de la politique
Pierre Schoeller réinvente le film politique. L’idéologie a disparu (ni gauche ni droite), la morale aussi (ni idéaliste ni pourri), reste l’adrénaline ! Un film en 3D, mais sans lunettes. Première dimension, celle du ministre, campé par un Gourmet phénoménal. Deuxième, son chef de cabinet qui assure la pérennité de l’Etat. Troisième, le chauffeur qui représente le peuple. 1h52
- Publié le 02-11-2011 à 04h15
- Mis à jour le 02-11-2011 à 14h22
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Le téléphone sonne dans la nuit. Un car s’est renversé dans les Ardennes. Le ministre du Transport enfile son costume, descend les escaliers de son appartement de fonction. Son chauffeur l’attend en bas, son attachée de presse est déjà dans la voiture, l’hélicoptère sort du hangar. Durant le trajet, elle prépare la déclaration. Tant mieux. Se trouver à 4 h du matin devant des corps inanimés d’enfants recouverts d’une bâche en plastique, ça laisse sans voix. Même un crocodile. Mais les caméras, les micros sont là, il faut parler, faire une déclaration. La peau dure d’un crocodile et la souplesse d’un cabri. A partir de dix enfants morts, c’est une tragédie, cela mérite bien une émission spéciale. C’est toujours chouette une "spéciale", Europe 1 a saisi l’occasion, et notre ministre des Transports est à 7h30 dans le studio.
Il ne faut jamais rater l’opportunité d’occuper le devant de la scène. "Séquence émotion, vous êtes intouchable", dit, sans même une pointe d’ironie, sa responsable de com'. C’est pourtant le moment choisi par le ministre des Finances pour lui tirer un scud dans les jambes : la privatisation des gares. A 10 heures du matin, les Ardennes sont déjà loin
Quand la fiction rattrape la réalité, c’est l’ambition de Pierre Schoeller qui brosse le portrait d’un homme politique d’aujourd’hui. De gauche ou de droite ? Le point n’est pas là. Un idéaliste qui se bat pour des idées généreuses ou un magouilleur cumulard qui s’en met plein les fouilles ? Ce n’est pas la question, non plus. Ce n’est pas non plus un décor de thriller ou de mélodrame, ni une page d’Histoire. Il n’y a d’ailleurs pas vraiment de pitch, c’est juste un film - magistral - branché sur la tension permanente et le rythme infernal que la politique impose à cet homme.
Bertrand Saint-Jean n’est pas une figure singulière, mue par une idéologie, c’est à son adrénaline que s’intéresse Pierre Shoeller, sa réalité qu’il cherche à capter en réinventant le film politique sous nos yeux. C’est quoi, faire de la politique aujourd’hui ? C’est être tout le temps sur la brèche, c’est anticiper les coups de l’adversaire et néanmoins ami politique. C’est être relié à son smartphone comme un détenu à son bracelet électronique. C’est toujours avoir une petite phrase en embuscade, une déclaration sous la langue, un discours dans la poche. C’est avoir 4 000 contacts en mémoire et pas un seul ami. C’est réagir, réagir vite. C’est surtout tirer la couverture médiatique à soi. C’est manger son chapeau et retourner sa veste avec infiniment de naturel.
Autour d’un affrontement entre deux collègues, arbitrés par le Président, sur la question de la nationalisation des gares, Schoeller radiographie la mécanique politique, ses fuites, ses manœuvres, ses manipulations, tout ce jeu politique. Jeu, car si on en croit le cinéaste-scénariste, il s’agit avant tout d’entretenir une image, de gagner des points de popularité dans les sondages, d’entretenir l’illusion du pouvoir même, si on n’a plus vraiment les moyens d’agir ?
Si le film est projeté sans lunettes 3D, il ne manque pourtant pas de relief grâce à ses trois dimensions. La première, celle du ministre, campé par un Gourmet phénoménal. Animal politique, certes, mais il ne le caricature jamais, au contraire, il l’humanise, le complexifie, l’actualise. La deuxième dimension est celle de son chef de cabinet, incarné par Michel Blanc, éminence grise, homme de l’ombre, bourreau de travail, serviteur de l’Etat dont il entend assurer la pérennité. Quant à la troisième dimension, elle est apportée par le chauffeur chômeur mis au travail dans le cadre du plan solidarité - ça fera une séquence dans le JT. Il incarne le peuple silencieux, mais pas transparent. Avec un accident, il force les portes du cinéma à la façon des choses de la vie.
Pierre Schoeller signe un film passionnant, état des lieux de la chose politique, à la fois romanesque et distant, toujours palpitant.
Réalisation, scénario : Pierre Schoeller. Image : Julien Hirsch. Producteurs : Denis Freyd, Jean-Pierre et Luc Dardenne. Avec Olivier Gourmet, Michel Blanc, Zabou Breitman, Laurent Stocker 1h52.
Entretien avec Olivier Gourmet dans "La Libre Belgique" du 3 novembre.