"Bird People": Welcome in Birdland
Dans un hôtel à Roissy, une femme de chambre, un ingénieur américain qui implose, le coup de force de Pascale Ferran. Notre journaliste Fernand Denis a interrogé le réalisateur, qui était aphone le lendemain de la projection à Cannes. Critique et interview.
Publié le 02-07-2014 à 09h11 - Mis à jour le 02-07-2014 à 09h21
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Dans un hôtel à Roissy, une femme de chambre, un ingénieur américain qui implose, le coup de force de Pascale Ferran. Il y a des films qui vous posent une situation en quelques minutes. On manque le générique et on est privé d’éléments essentiels pour la suite du récit. "Bird People" se situe à l’opposé, la caméra flotte dans une gare comme un ange au cœur de la foule. Elle regarde une personne, cadre un visage, accompagne les passagers jusqu’au RER, patiente avec eux sur le quai.
Elle entre dans le wagon et continue à circuler en apesanteur parmi ces personnages potentiels. Lequel vaut-il la peine qu’on rentre dans sa bulle, qu’on raconte son histoire ? Celui qui joue sur son portable ? Celui qui téléphone ? Lequel des deux qui discutent ? Celle qui écoute de la musique ? Celui qui est enfermé dans ses pensées et dont on entend la voix intérieure ? Le furieux qui prépare un mail bien salé ? Le méticuleux qui se remémore patiemment une procédure ? L’organisé qui structure sa journée ? Le train s’arrête, une jeune fille regarde un moineau qui vient de se poser sur le rebord de la fenêtre. Ce sera elle, une femme de chambre au Hilton de Roissy avec vue sur les Airbus et les Boeing.
Tiens, le client de sa 817 n’a pas checké out. Il était de passage pour une réunion à Paris et devait prendre l’avion de 8 h pour Dubaï. Mais pendant la nuit, sa bulle a éclaté. Pas moyen de s’endormir. Le jetlag, le stress du boulot, la crise du couple, la pression ne cessait d’augmenter et à la vue d’un accident sur l’autoroute, la paroi s’est déchirée. Plus moyen de reprendre cette vie qui ne mène nulle part.
Et la bulle d’Audrey ? La jeune fille qui nettoie des chambres pour payer ses études, comment va-t-elle ? Depuis quand n’a-t-elle plus mis les pieds à la fac ? Depuis combien de temps enfume-t-elle ses parents ? Besoin d’air. C’est la première chose qu’elle fait lorsqu’elle pénètre dans une chambre : ouvrir la fenêtre. Enfin, les malheureux 5 cm qui acceptent de coulisser.
Pascale Ferran a-t-elle envie que ces deux-là se rencontrent, vivent un beau roman, une belle histoire ? Tout semble en place pour un nouveau journal d’une femme de chambre. Eh bien non, Pascale Ferran n’a pas envie d’une romance d’aujourd’hui, car elle a une idée folle. Comme ses deux personnages, elle a envie d’une autre vie, d’un autre film qui transporte ailleurs. Mais vraiment ailleurs.
Dans cette mousse humaine mondialisée transportée en commun où l’on est à la fois hyper connecté et super isolé, où l’on pète les plombs, où l’on burn-out, où l’on met fin à vingt ans de vie commune par Skype - une prise de bec mémorable -, Pascale Ferran trouve une brèche. Elle s’y engouffre, sort des rails du travelling et le film décolle hors de la bulle. Il ne sait pas où il va, sa destination ne figure pas sur le tableau d’affichage.
"Bird People", c’est mystérieux, comme marcher dans des jardins secrets, trouver des pépites de poésie, entrer dans une vie parallèle, voir le monde d’un angle imprévu, éprouver un sentiment grisant de liberté. En compagnie de la captivante Anaïs Demoustier et de Josh Charles qui a retrouvé le sourire; Pascale Ferran réussit un film fantastique. On peut prendre le qualificatif comme on veut. Un voyage, une évasion, une sensation, une envolée comme le cinéma peut en fournir parfois.
Entretien réalisé à Cannes
À Cannes, au lendemain de la projection de "Bird People", Pascale Ferran est aphone. La fatigue, l’excitation, le stress, l’émotion, les réactions tranchées, les interviews en rafale; la cinéaste en a perdu la voix. Juste un petit filet, quelques héroïques cordes vocales qu’elle protège comme elle peut avec un foulard et qui repartent à l’assaut à chaque nouveau journaliste.
De quand date cette idée épatante de la scène d’ouverture ?
Très tôt. C’est une des toutes premières idées, de voir le film partir de la foule. On a tourné gare du Nord à Paris où se croisent de nombreuses lignes de train, de RER, de métro. Je voulais filmer du plus loin possible, donner un sentiment de particules, d’individus qui se dissolvent dans la foule. Vu de loin, c’est comme une nuée, un essaim. En se rapprochant, cela devient des personnes, et alors, il y a comme des appels de fiction, plein de personnages potentiels possibles. On ne sait pas quel visage va être important dans le film, à quel individu on va s’intéresser. En attendant, chacun est dans sa bulle. Aujourd’hui, dans les transports en commun, on est ensemble et pas du tout ensemble, chacun essayant de se protéger dans sa bulle. Moi, je n’ai pas de voiture, je ne prends que les transports en commun et selon les jours je suis enfermée dans ma bulle, je lis mon journal, je réponds à mes textos, etc. Mais parfois, j’arrive à avoir l’esprit un peu libre et alors, j’adore regarder les gens, imaginer leur vie… Et les bons jours, j’ai des bouffées de tendresse pour les gens que je vois dans le métro.
"Bird People" suit deux personnages en parallèle, lequel est venu le premier ?
Audrey, l’étudiante, qui a dû prendre un petit boulot pour payer ses études. Et puis, ses études ne l’intéressent pas, alors elle se retrouve embarquée dans ce boulot à plein temps. Elle s’installe dans un entre-deux assez déprimant, car c’est un boulot assez pénible et plutôt dévalorisant. Mais elle est curieuse des gens, elle aime bien imaginer leur vie en découvrant leur chambre. Et grâce à cela, le boulot ne lui est pas si pénible. Il y avait un personnage qui l’intéressait dans une chambre, un Américain qui n’avait pas pris son avion, qui était resté. Elle cherchait à comprendre pourquoi. Au départ, le scénario s’est construit autour d’Audrey. De temps en temps, on la laissait de côté et on s’intéressait à la vie des gens. J’ai commencé à développer ce personnage de Gary. Puis, j’ai demandé à mon coscénariste de le développer, heure par heure, il fallait un déroulé précis. Quand est-il dans sa chambre ? Que fait-il quand il n’y est pas ? Guillaume Bréaud est revenu dix jours plus tard avec une trentaine de pages sur la vie de Gary, celle d’un homme qui larguait les amarres. L’idée est alors venue de vivre la vie de Gary au temps présent, en se demandant ce qui allait se passer. Et d’alterner les deux vies, comme ça se fait dans les séries. Sauf qu’on y alterne plutôt les temps pleins et moi, je préfère les temps vides. On a décidé d’assumer que c’était deux récits et que c’était la confrontation de ces deux histoires, l’écho qui va de l’une à l’autre, qui allait, mystérieusement, produire une épaisseur romanesque.
Les deux personnages ne se rencontrent pas mais il existe un rapport de classes.
Oui, deux lignes parallèles qu’on suit alternativement. Logiquement, on se dit qu’elles vont se rencontrer. Je trouvais amusant de jouer avec cette attente du spectateur. Mais, je n’y crois pas à ces rencontres-là. C’est une femme de chambre dans un hôtel de luxe. Elle est invisible pour tout le monde. En ce moment, je suis dans un grand hôtel à Cannes. C’est super troublant pour moi de croiser plusieurs fois par jour des femmes de chambre. Je ne peux pas m’empêcher de les regarder. J’ai même le sentiment de les gêner. Je sais très bien la différence entre cliente et femme de chambre dans un palace. Ce sont des mondes réellement parallèles ! Et je trouvais important que le film l’assume. Gary n’est pas un homme d’affaires qui gagne des millions par an, c’est un ingénieur en informatique d’un très haut niveau, mais il doit toucher 20 à 30 fois ce qu’Audrey touche comme femme de chambre. C’est sûr, ils ne vivent pas dans le même monde. Et pourtant, ils sont au même endroit. Dans un monde de pression très forte, globalisé, d’ultralibéralisme, de consommation effrénée, notre monde occidental. Et tous les deux aspirent à autre chose. Lui a l’impression qu’il ne voit rien. Elle a l’impression que personne ne la voit. Il y a une aspiration commune.
"Bird People", comme "Lady Chatterley", comme "Petits arrangements avec les morts" ne traitent-ils pas d’un même thème sous des formes différentes : la transformation ?
Oui, c’est très énervant, car j’essaie toujours d’écrire un film nouveau et différent, et je me fais toujours rattraper par mes propres obsessions. Je suis bien obligée de constater que c’est un thème obsessionnel.
L’autre partie de cet entretien a été publiée à l’occasion de la projection du film au Brussels Film Festival. Voir ici .
Réalisation : Pascale Ferran. Scénario : Pascale Ferran et Guillaume Bréaud. Image : Julien Hirsch. Montage : Mathilde Muyard. Avec Anaïs Demoustier, Josh Charles, Roschdy Zem, Radha Mitchell… 2h08