"Boyhood" : La magie du temps qui passe à l’écran
Avec "Boyhood", Richard Linklater signe une expérience de cinéma unique. Bouleversante. Un film conceptuel qui dépasse sa forme pour raconter une histoire ordinaire. Celle d’une enfance comme toutes les autres. Critique et interview.
- Publié le 15-07-2014 à 16h55
- Mis à jour le 15-07-2014 à 20h41
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Avec "Boyhood", Richard Linklater signe une expérience de cinéma unique. Bouleversante. Un film conceptuel qui dépasse sa forme pour raconter une histoire ordinaire. Celle d’une enfance comme toutes les autres. Critique et interview.
A l’issue des 2 h 45 de projection de "Boyhood", on sort ébahi, avec la sensation d’avoir vécu une expérience cinématographique unique, d’avoir assisté à un moment important de l’histoire du 7e art.
Richard Linklater est surtout connu pour sa trilogie "Before Sunrise" (1994), "Before Sunset" (2004) et "Before Midnight" (2013). Un peu à la façon du François Truffaut d’Antoine Doinel, le cinéaste américain nous a conté sur 20 ans la relation amoureuse et orageuse entre Ethan Hawke et Julie Delpy. Ce rapport au temps qui passe est au cœur même du brillant dispositif de "Boyhood". Un film époustouflant, tourné par petits bouts, à raison d’une semaine par an, de l’été 2002 à octobre 2013.
L’idée de suivre les mêmes acteurs durant douze ans est en soi géniale et la crainte que le concept se résume à un "truc" disparaît au bout de quelques minutes. Linklater accouche en effet d’un vrai film, drôle et touchant. Véritable concentré de vie, "Boyhood" est une œuvre fascinante.
"Boyhood" s’ouvre sur un petit garçon d’une dizaine d’années qui regarde le ciel. Il se clôture quand celui-ci quitte le nid familial pour aller étudier la photo à l’université d’Austin. Douze années séparent ces deux images, où l’on aura vu grandir ce teenager américain aux côtés de sa sœur (jouée par Lorelei Linklater, la fille du réalisateur) et de ses parents divorcés (Ethan Hawke et Patricia Arquette). Douze années que l’on aura revécues en accéléré, Linklater truffant son film de références temporelles : un tube de Britney Spears, la guerre en Irak, l’élection d’Obama, une partie de Wii, l’arrivée de Facebook et des smartphones…
A travers la saga "Harry Potter", on avait déjà pu suivre l’évolution de Daniel Radcliffe et ses petits camarades de l’enfance à la fin de l’adolescence. La différence, c’est que l’expérience est ici condensée en un peu moins de trois heures. Le résultat est presque hypnotique. Voir grandir un enfant à l’écran est une expérience bouleversante, tout comme celle de voir vieillir les deux comédiens principaux. On assiste, enfin, à la naissance d’un jeune acteur, Ellar Coltrane.
En faisant ainsi défiler le temps sous nos yeux, le cinéaste texan nous force évidemment à nous pencher sur la décennie écoulée, à réfléchir à combien les choses ont changé, combien nous sommes, par exemple, devenus dépendants de la technologie et de la société de communication. Pourtant, ce n’est pas là le propos du film. Là où "Boyhood" se fait le plus touchant, c’est dans son histoire toute simple et universelle. Dans sa façon de raconter l’enfance, la formation d’une personnalité, d’aborder avec délicatesse les rapports de filiation. Dans sa façon de montrer le temps qui passe et qu’on ne rattrape pas.
Quand la conjonction entre le fond et la forme est d’une telle perfection, que l’émotion atteint une telle profondeur, on tient sans conteste l’un des meilleurs films de l’année.

ENTRETIEN - Richard Linklater : "Je voulais simplement filmer l’enfance…"
Le 21 juin dernier, Richard Linklater et son actrice Patricia Arquette étaient à Bruxelles pour présenter "Boyhood" en avant-première. Quelques minutes avant la projection, on retrouve un cinéaste visiblement heureux d’avoir accouché du film qu’il a si longtemps porté. Fier de celui-ci sans être prétentieux.
Voir ce film est une expérience unique. Et vous, arrivez-vous à le regarder comme un spectateur lambda ?
En fait oui. J’ai été moi-même très ému à la fin. C’est bon signe. Le film est construit pour émouvoir et pourtant je n’y ai pas pensé de façon consciente. Je ne voulais pas manipuler les émotions. J’avais juste confiance dans la puissance du temps au cinéma. Je savais que cela créerait une émotion forte de voir douze années condensées en 2 h 40.
Est-ce une première d’étaler un tournage sur une si longue période ?
Je crois. Je sais que cela a l’air d’être une idée très originale. En fait, je n’ai fait que résoudre un problème. Je voulais parler de l’enfance, du fait de grandir. Mais avec les enfants, on fait face à des limites physiques. On peut prendre un gamin de 7 ans et un jeune de 20 ans; le spectateur l’acceptera. Mais je ne pouvais pas choisir quatre acteurs d’âges plus rapprochés. La bonne nouvelle, c’est qu’avec cette idée, j’avais résolu mon problème. La mauvaise, c’est que je devais tourner 12 ans. Mais c’était la seule façon pour que ça fonctionne. Je me souviendrai toujours du moment où j’ai eu cette idée, qui m’est venue comme un flash. Ce n’est pas seulement le concept qui m’est apparu, c’est aussi la tonalité générale du film. Je voulais qu’on ait le sentiment de regarder un vrai film, qu’on remarque juste les changements subtils, comme une coupe de cheveux. Un peu comme dans la vie, où rien n’est jamais abrupt. Je voulais que cela donne l’impression d’un souvenir.
Avez-vous choisi les repères temporels disséminés dans le film en sachant qu’on s’en souviendrait des années plus tard ?
Oui, bien sûr. On tournait un film d’époque au présent… Cela donne de belles opportunités. Il y avait par exemple cet iMac, un gros ordinateur que je trouvais beau mais je savais qu’il vieillirait. Les changements ont surtout été technologiques. Je pense qu’il y a eu moins de changements culturels sur ces 12 ans que jamais auparavant.
Le film est très émouvant mais jamais tire-larme. L’émotion naît juste du temps qui défile à l’écran…
On se rend compte que le temps passe et qu’on ne peut retourner en arrière. C’est la beauté et la tristesse de la vie. Croyez-le ou non mais même un jeune de 18 ans est nostalgique. Il réalise qu’il est devenu quelqu’un de totalement différent. Je me souviens d’avoir été, à cet âge, très nostalgique de mon enfance… On est programmé par la société à envisager le futur mais on ne peut s’empêcher de voir qui on est, de voir où la vie nous a mené…
Etes-vous nostalgique aujourd’hui ?
Par définition, le cinéma est nostalgique. J’ai essayé de faire des films d’époque anti-nostalgiques mais c’est très difficile. Quand on regarde un film dans une salle de cinéma, j’ai l’impression qu’on active la même zone du cerveau que celle de la nostalgie.
L’histoire est vraiment très ordinaire, celle d’une enfance banale…
Les films sont pensés pour raconter l’extraordinaire. On peut avoir des ouvriers mais quelque chose d’extraordinaire ou de dramatique leur arrivera. Sinon, pourquoi regarder un tel film ? Ici, ce sont juste des gens normaux. J’ai toujours voulu ça. La vie est comme ça pour la plupart d’entre nous.
Comment s’est déroulée l’écriture du scénario ? Au fil des ans ou tout était écrit dès le départ ?
Les deux. Un peu comme lorsqu’on planifie sa vie : on sait qu’on travaillera, qu’on fondera une famille… Dès le début, je connaissais le dernier plan. Je savais ce que chaque personnage traverserait, les mouvements généraux… Je savais que le plombier reviendrait quatre ans plus tard… A côté de cela, j’avais le luxe de prendre chaque fois une année pour penser au scénario, pour monter ce qu’on avait tourné, pour voir le film en cours de construction. J’avais le temps d’y réfléchir, de voir ce qui fonctionnait, ce qui manquait pour l’année suivante.
Cela veut dire que ce film ne vous a pas quitté pendant 12 ans ?
C’était le projet d’une vie, c’est sûr. Entre-temps, j’ai fait plein de films mais celui-ci était toujours quelque part dans un coin de ma tête. Pendant 12 ans, j’ai réfléchi au film. On absorbe plein de choses, on devient hypersensible. On pense à toutes les petites choses, telle chanson, tel phénomène, qui pourraient aider le film…
Vous avez tourné au Texas, où vous êtes né… Est-ce un peu votre histoire ?
On n’a pas franchi les frontières de l’Etat, un peu comme moi jusqu’à l’âge de 21 ans… Il y a beaucoup de moi en effet. Mais c’était aussi un processus très collaboratif avec Patricia et Ethan. Nous avons mis beaucoup de nous-mêmes. C’est le meilleur des deux mondes. Ce que je peux dire, c’est qu’il n’y a rien dans ce film qui ne soit pas arrivé à moi ou à quelqu’un d’autre. C’est ce qu’on fait quand on fait du cinéma, on refaçonne la réalité…
On retrouve un peu la même idée dans "Boyhood" que dans votre trilogie "Before Sunrise", qui suit les mêmes personnages sur de nombreuses années…
C’est assez différent même s’il y a de jolies coïncidences. Mais l’idée de "Boyhood" est antérieure. C’est plutôt lui qui a entraîné les deux autres films de la trilogie. Ethan et moi étions tellement engagés sur ce projet de 12 ans; cela nous a peut-être donné le courage de revisiter "Before Sunrise".
Comment fait-on pour choisir un garçon de 6 ans en sachant qu’il devra être encore là à 18 ans ?
C’était sans doute la décision artistique la plus importante de ma carrière. Tous les enfants peuvent être bons à l’écran. C’est ensuite qu’on devient plus conscient de soi-même. Quand on est mal dans sa peau à l’adolescence, la dernière chose dont on a envie, c’est de jouer la comédie. Ellar est quelqu’un d’unique. Parmi les enfants auditionnés, c’est celui qui pensait différemment, qui était le moins dans un moule. Beaucoup d’enfants acteurs sont mignons; ils savent comment faire plaisir aux adultes. Ellar se fichait de cela. Mais il n’avait que six ans… C’est comme de choisir le dalaï-lama. Je me souviens que je le regardais en pensant : quel ado vas-tu être ? Tu vas être cool ou devenir une tête de nœud ?
Le travail avec les acteurs était-il le même, pour construire les personnages, que sur un autre film ?
Pour la première année de ce film, c’était exactement comme pour tous les autres films que j’avais faits jusque-là. A la fin par contre, c’était totalement différent de tout ce que j’ai fait et de tout ce que je ferai jamais. Quand, après 12 ans, j’ai dit : "Voilà le plan Martini" (dernière scène d’un tournage, NdlR) , on a ressenti quelque chose dans l’équipe…
Scénario et réalisation : Richard Linklater. Photographie : Lee Daniel Shane F. Kelly. Montage : Sandra Adair. Avec : Patricia Arquette, Ethan Hawke, Ellar Coltrane, Lorelei Linklater… 2 h 46.