"The Imitation Game" : L’homme qui écourta la guerre
Un portrait passionnant d’Alan Turing, précurseur de l'informatique moderne, campé par un formidable Benedict Cumberbatch. Avant d’exploser au grand écran, le comédien britannique a connu la gloire à la télévision en "Sherlock". Critique et portrait.
Publié le 13-01-2015 à 15h58 - Mis à jour le 20-01-2015 à 15h31
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Un portrait passionnant d’Alan Turing, campé par un formidable Benedict Cumberbatch. Avant d’exploser au grand écran, le comédien britannique a connu la gloire à la télévision en "Sherlock". Son nom a longtemps été synonyme d’indignité dans l’Angleterre puritaine des années 50 et 60. Mathématicien surdoué, spécialiste de la logique et de la cryptologie, Alan Turing, condamné pour homosexualité, se suicida, paranoïaque, en 1954 à l’âge de 41 ans, après un an de castration chimique imposée par la justice britannique. En 2003, la reine Elizabeth II lui offrit pourtant une grâce posthume, réhabilitant enfin un véritable génie. Celui qui à lui seul, ou presque, inventa l’informatique moderne avec ses fameuses "machines de Turing", calculateurs numériques surpuissants ancêtres de l’ordinateur…
Resté caché pendant 50 ans, secret défense oblige, son fait d’armes majeur se déroula durant la Seconde Guerre mondiale. Avec l’aide de la Royal Navy, il pourra enfin construire le supercalculateur de ses rêves, qu’il avait présenté théoriquement dans un article scientifique en 1936, où il prédisait l’invention de l’informatique avant de s’intéresser, quelques années plus tard, au développement de l’intelligence artificielle. Si l’armée anglaise subventionne si largement ses recherches (100 000 livres sterling), c’est que sa machine miracle sera chargée, s’il réussit, de craquer les messages nazis, cryptés selon le système Enigma, réputé indécodable. Et pour cause, celui-ci permettait en effet 14 milliards de milliards de possibilités différentes !
Terriblement romanesque, teintée de mystère - Turing a bossé avec le MI-6 et a longtemps été soupçonné d’être un agent secret lui-même -, la vie d’Alan Turing semble avoir été écrite pour le cinéma. Ce personnage étrange, aussi arrogant et sûr de son génie que fragile, est brillamment campé à l’écran par Benedict Cumberbatch, formidable, un "Sherlock" encensé au petit écran qui décroche enfin un rôle à sa mesure au cinéma après ses apparitions remarquées dans "War Horse" ou "Star Treck".
Rien que par son physique à part, l’acteur britannique incarne l’étrangeté d’un Alan Turing qui, toute sa vie, a été stigmatisé par sa différence… Très intelligente dans sa construction temporelle, cette biographie est assez classique mais passionnante car elle parvient toujours à faire entrer en résonance la vie privée de Turing et son travail, ses intuitions fondatrices, sans jamais essayer de le faire passer pour un héros. Car ses motivations restent avant tout scientifiques. Décoder Enigma est pour lui un défi intellectuel, pas un acte de bravoure.
A la réalisation, le Norvégien Morten Tyldum ("Headhunters" en 2011) fait parfaitement le job, n’appuyant jamais sa reconstitution historique en lui conservant une forme de légèreté. Il insiste notamment sur le fossé qui sépare Turing et ses collaborateurs, bien à l’abri dans l’usine de radios de Bletchey Park, dans le sud de l’Angleterre, et la réalité de la guerre, celle des bombardements de Londres ou des u-boots allemands sillonnant en silence l’Atlantique. Car pour cet intellectuel britannique, la guerre n’était qu’un concept lointain, théorique pour ainsi dire…
Pourtant, certains historiens estiment aujourd’hui qu’en permettant aux Alliés de lire à livre ouvert dans les communications allemandes, Alan Turing aurait permis d’écourter la guerre de 2 ans…
Réalisation : Morten Tyldum. Scénario : Graham Moore. Photographie : Óscar Faura. Musique : Alexandre Desplats. Montage : William Goldenberg. Avec Benedict Cumberbatch, Keira Knightley, Mark Strong, Matthew Goode… 1h53.
Benedict Cumber batch, aussi original que son patronyme

Visage émacié, port altier, regard bleu d’acier, allure élancée : le physique du Britannique Benedict Cumberbatch est de ceux que la rétine imprime. Dans Sherlock - la brillante adaptation de Steven Moffat et Mark Gatiss qui l’a fait connaître du grand public-, ses soudaines sautes d’humeur, son allure inquiétante et son trench-coat flottant dans le vent offrent un bel aperçu du potentiel de l’homme. Tandis que sa complicité avec Martin Freeman (aka Watson) donne tout son sel à cette série qui a su insuffler un nouvel élan au mythe, sans rien sacrifier de sa saveur initiale.
Dans le rôle complexe de Holmes, l’acteur, aujourd’hui âgé de 38 ans, fait merveille, emportant l’adhésion de neuf millions de Britanniques à chaque épisode. Extraordinairement expressif, il y passe d’un extrême à l’autre en un battement de cils.
Mince sans être frêle, du haut de son mètre quatre-vingt-trois, Benedict Cumberbatch promène une silhouette dégingandée que l’on peut aisément rendre fantomatique ou inquiétante, ce dont J. J. Abrams a usé dans sa nouvelle version de Star Trek (2012). Pour le comédien, qui rêvait de reprendre le rôle du Seigneur du Temps dans la série "Doctor Who" - avant d’être contacté pour devenir Sherlock -, cette aventure spatiale a été bien plus qu’une revanche : une promotion.
Retenir son nom tient, au départ, de l’exploit. "Impossible à prononcer au réveil le lundi matin" , de l’aveu même de son unique héritier. Mais même s’"il ressemble à une blague, voire à une insulte" , "Cumberbatch" n’est en rien un nom inventé. Il s’agit du patronyme de son père, mieux connu sous son nom de scène de Timothy Carlton. Marié à Wanda Ventham, ils ont tous les deux transmis à leur fils le virus des planches. C’est en effet sur scène que Benedict Cumberbatch a connu ses premiers succès, célébrant surtout le répertoire classique (Shakespeare, Ibsen, etc.).
Etait-ce pour cultiver le célèbre flegme britannique ? Durant l’année "sabbatique" qui le séparait de son entrée à l’Université de Manchester, il a passé quelque temps en tant que professeur d’anglais dans un monastère tibétain. Une expérience qui l’aide peut-être encore aujourd’hui à prendre du recul…
Quant à son éducation, plutôt stricte et privilégiée à la Harrow School de Londres - plus ancien pensionnat pour garçons du Royaume-Uni -, elle l’a sûrement aidé à décrypter le destin étriqué de Christopher Tietjens, dans la mini-série d’HBO, Parade’s End.
"J’ai toujours su que, même si je n’en faisais pas une spécialité, j’interpréterais des intellectuels sociopathes, légèrement asexués" , a-t-il confié à la presse britannique. C’est d’ailleurs son interprétation du célèbre astrophysicien Stephen Hawking qui l’a révélé en télévision, dans la fiction Hawking (2004). Pouvait-on attendre un autre choix de la part d’un homme qui cultive l’originalité et la différence comme une seconde nature ?
Dimanche soir aux Golden Globe, son compatriote Eddie Redmayne l’a coiffé au poteau pour son rôle de… Stephen Hawking dans "Une merveilleuse histoire du temps", mais Cumberbatch reste parmi les favoris à l’oscar du meilleur acteur pour son interprétation, remarquable, d’Alan Turing dans The Imitation Game. Son deuxième grand rôle au cinéma après The Fifth Estate de Bill Condon en 2013, où l’acteur caméléon campait Julian Assange. Sa singularité a aussi su attirer la curiosité de quelques grands réalisateurs comme Steven Spielberg ou Steve McQueen, qui l’ont fait tourner dans Cheval de guerre et 12 Years a Slave.
Cumberbatch sait aussi jouer de sa voix de baryton au timbre inimitable. Cette voix qu’on reconnaît dès les premières syllabes dans la trilogie du Hobbit de Peter Jackson, où il est à la fois le porte-parole du dragon Smaug et de Sauron face à son comparse Martin Freeman.
Mais c’est en chair et en os qu’on le retrouvera prochainement au grand écran. Très occupé, Cumberbatch est annoncé au générique de pas moins de sept longs métrages d’ici 2016, notamment en tête d’affiche de Black Mass (aux côtés de Johnny Depp et Juno Temple) et de The Lost City of Z de James Grey (aux côtés de Sienna Miller et Robert Pattinson). Tandis qu’il sera même Shere Khan dans Les origines du Livre de la Jungle d’Andy Serkis, alias Gollum. On reste décidément dans l’univers du "Seigneur des anneaux"…
Malgré cet agenda chargé, l’acteur ne délaisse pas son personnage fétiche de Sherlock. Une quatrième saison de trois épisodes devrait en effet être tournée cette année. De quoi ravir les très nombreux fans d’un comédien qui a su faire de son étrangeté un réel atout.
Bio express : Turing en 5 dates
1912. Naissance d’Alan Turing à Londres.
1936. Publie un article de logique majeur, dans lequel il imagine, sur papier, l’ancêtre de l’ordinateur.
Dès 1941. Travaille sur le projet Ultra, pour décrypter Enigma. Mise au point de sa première “machine”.
1950. Publie un article sur l’intelligence artificielle, dans lequel il crée le fameux “test de Turing”.
1954. Suicide par empoisonnement au cyanure à 41 ans.