"Les Nouveaux Sauvages": Hommes au cœur de la crise de nerfs
Damián Szifrón tire le portrait de l’homo occidentalus en six facettes, six sketches. Drôle, féroce, explosif, le premier film à ne pas rater en 2015. "Ce que je fais n’est pas très éloigné de ce que je faisais quand j’imaginais des histoires avec mes playmobil", explioque le réalisateur. Critique et entretien.
Publié le 20-01-2015 à 17h14 - Mis à jour le 27-01-2015 à 22h56
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Damián Szifrón tire le portrait de l’homo occidentalus en six facettes, six sketches. Drôle, féroce, explosif, le premier film à ne pas rater en 2015. Une projo où l’on entend une mouche voler. Une projo rythmée par les "bam-babam-bam" des fauteuils qui se replient quand les spectateurs s’en vont. Une salle qui sanglote, une salle qui se marre, une salle déchirée entre huées et applaudissements. Une salle qui ovationne ou qui lance une bronca, une salle tendue ou assoupie. On croyait avoir vu toutes les projections possibles à Cannes, mais une salle Debussy secouée par les rires de ses 1800 spectateurs et qui se met à applaudir après cinq minutes de projection, on n’avait jamais vu cela. C’est pourtant arrivé le vendredi 16 mai 2014, à 19h05, à la fin du prologue de "Relatos Salvajes" de l’Argentin Damián Szifrón. Mémorable.
Revenons donc aux premières images, dans les hauts talons d’une femme qu’on imagine jolie et qui embarque dans un avion. Elle s’asseoit à sa place ; son voisin lui fait vite un peu de gringue. Elle est habituée, elle est mannequin, et il ne leur faut guère de temps pour se rendre compte qu’ils ont une connaissance en commun. Le monde est petit, même microscopique, une dame assise à la rangée précédente se retourne pour s’immiscer dans leur conversation car elle fut l’institutrice de la connaissance en question.
Le monde est-il nanoscopique ? Non, il est violent, sauvage, barbare. c’est le thème qui reliera le prologue aux cinq sketches qui suivront, rigoureusement étanches les uns avec les autres.
"Relatos Salvajes" est donc un film à sketches, un genre daté qui renvoie à l’âge d’or du cinéma italien, aux "nouveaux monstres" de Dino Risi, clairement évoqué par le titre français : "Les Nouveaux sauvages". Et franchement ce jeune cinéaste argentin soutient la référence. Tant dans la puissance du rire que dans la férocité de la peinture de notre société.
Car les six récits ont beau se dérouler en Argentine, ils n’ont rien de typiquement sud-américain. Chacun aurait pu se dérouler aux États-Unis ou en Europe, car ils mettent en scène des situations banales de la société occidentale. Ce sont, par exemple, deux conducteurs qui se font la course et dont la rivalité dérape. C’est un citoyen lambda qui pète les plombs à la fourrière car on lui a enlevé sa voiture le temps de prendre son gâteau d’anniversaire à la pâtisserie. Ces scènes, Damián Szifrón les pousse à bout, jusqu’à l’os, jusqu’à réveiller la sauvagerie qui sommeille en chacun de nous. Et ça va vite, le temps d’un court métrage.
Il n’y a pas que la violence qui soude ces histoires autonomes. Il y a aussi des voitures qui roulent de l’une à l’autre.
Il y a surtout le regard ironique, railleur, sarcastique de l’auteur réalisateur qui fédère l’ensemble. La violence se distille sous de multiples facettes, brûlante comme le plomb fondu, froide comme la vengeance, ou morale comme cet homme d’affaires richissime qui achète son jardinier pour qu’il endosse l’accident mortel et le délit de fuite de son fils. Et le rire passe par toutes les couleurs, jaune, vert et surtout noir, très noir. Car le trait est impitoyable et l’auteur ne s’embarrasse pas du politiquement correct au point de soutenir dans le dernier sketch - une apothéose en forme de grand mariage - que la violence peut aussi se révéler utile.
Chaque histoire est troussée par ce réalisateur argentin avec une nervosité, une maestria, une efficacité, une précision diabolique dans l’observation de l’homo occidentalus. Au passage, il révèle une stupéfiante galerie d’acteurs argentins emmenés par Ricardo Darín.
Le premier film à ne pas rater en 2015.
Réalisation, scénario : Damián Szifrón. Musique : Gustavo Santaolalla. Production : Agustín et Pedro Almodóvar. Avec Ricardo Darín, Oscar Martinez, Leonardo Sbaraglia… 2h02.
Damián Szifrón, la découverte de Pedro Almodóvar
Les pieds dans le sable, dos à la Méditerranée, Damián Szifrón ne peut plus reculer. Au lendemain de la projection de "Relatos Salvajes", il doit affronter la vague de journalistes impatients de faire sa connaissance, tant son film a fait sensation à Cannes. A quoi ressemble le réalisateur argentin ? A un jeune homme très cool et très heureux. Tout le monde le voit alors au palmarès, mais il repartira bredouille, "Timbuktu" aussi, voilà pourtant deux films qui auront marqué la 67 e édition.
Comment l’idée d’un film à sketches s’est-elle imposée ?
J’étais en train de travailler sur un film de science-fiction. Puis le projet s’est mis à grossir, avec deux films, puis trois, puis une série télé… Je n’en voyais plus la fin, j’avais peur de filmer cela jusqu’à mes 60 ans. Alors, je me suis mis à écrire des petites histoires sur des conflits, trop petites pour devenir des films. J’en avais écrit déjà une, il y a quelques années, celle de l’avion. J’écrivais cela très vite, sur une nuit, et je me suis rendu compte qu’elles pouvaient devenir un film car six d’entre elles avaient quelque chose de sauvage en commun, des gens qui perdent le contrôle, partent en vrille. Je les ai montrées à mon producteur, il a tellement aimé que ce projet a dépassé tous les autres en chantier.
La violence est un autre point commun entre ces films. Dans le dernier, celui du mariage, vous allez jusqu’à montrer qu’elle peut s’avérer utile dans certains cas.
Je n’en ferais pas une déclaration. Ce que je veux dire, c’est que dans nos sociétés, on réprime ses instincts primaires. Mais cela a des conséquences, en matière de violence, de sexualité, mais aussi dans le travail. Peu de gens font ce qu’ils aiment, peu de gens feraient leur travail gratuitement, juste parce qu’ils aiment leur job. Moi, je ferais mon boulot pour rien - ne le répétez pas aux producteurs quand même - car ce n’est pas très éloigné de ce que je faisais quand j’étais petit, quand j’imaginais des histoires avec mes playmobil. Et ça me rend libre. Et si on se sentait tous plus libres, notre monde serait plus agréable.
A l’origine de quatre histoires sur six, il y a une voiture, est-ce une coïncidence ?
C’est une coïncidence, mais la voiture est une arme que chacun utilise. Il est interdit d’avoir un revolver, un fusil, mais tout le monde peut avoir une voiture, qui peut faire bien plus de dégâts. La voiture est source d’énormément de problèmes. Je rêve de vivre dans une société sans voiture, dans une ville de western avec que des chevaux. Je rêve d’aller au cinéma à cheval.
Le film est-il une peinture de la vie en Argentine aujourd’hui ? Notamment l’importance de la corruption.
La corruption n’est pas une exclusivité argentine. Le capitalisme est un système corrompu. Il a besoin de la pauvreté. Personne ne veut résoudre ce problème car il faut des gens pour extraire les matières premières, nettoyer les rues… Et puis, il faut des gens qui consomment, du matin jusqu’au soir, on essaie de nous vendre quelque chose. Ce monde est si dingue, si peu naturel, qu’il n’est pas possible de juger les gens. On ne peut pas juger un chien qui est enfermé dans un endroit exigu, qui n’a pas à manger et qui mord dès qu’il sort. C’est pour cela qu’en dépit de leurs actes, je suis en empathie avec les personnages.
Est-ce plus simple de tourner six petits films plutôt qu’un seul grand ?
Non, plus difficile. C’est comme si chaque semaine était la première semaine, la pire du tournage, celle où il faut mettre tout en place, s’habituer à la façon de travailler des acteurs, modifier le plan de travail à cause du temps. Il faut environ une semaine pour se sentir comme un poisson dans l’eau sur un tournage. Là, c’est la première semaine qui recommence six fois. Avec de nouveaux acteurs, une nouvelle histoire, un nouveau lieu. Et puis, il y a la crainte que si un sketch ne fonctionne pas, le spectateur abandonne.
Vous aviez un producteur expérimenté, Pedro Almodóvar.
Je n’avais pas imaginé que je travaillerais un jour avec lui. C’est un cinéaste immense, il a vraiment créé un monde, c’est le cas d’un très petit nombre de cinéastes comme Woody Allen, les Monthy Python, les Coen - "The Big Lebowski" est mon film préféré. Pedro m’a aidé à me sentir sûr de moi, il m’a donné confiance. C’est un producteur généreux qui vous met en condition pour donner le meilleur. Ce qui nous rapproche, c’est de mettre des situations de la vie quotidienne dans des structures de genres.
Biographie
Damián Szifrón est né le 9 juillet 1975 à Ramos Mejía, près de Buenos Aires. Il suit la filière Médias lors de ses études secondaires et apprend la théorie du cinéma auprès d’un critique. Il complète sa formation à l’Université du cinéma de Buenos Aires. Entre 2002 et 2003, il produit, écrit et réalise les deux saisons originales de la série télé "Los Simuladores", qui atteint des scores d’audimat inouïs et sera couverte de récompenses. Sony achètera les droits et des versions seront tournées au Mexique, au Chili, en Russie et en Espagne. En 2003, Szifrón présente son premier film "El Fondo del Mar", une comédie noire qui sera primée dans divers festivals dont celui de San Sebastián. En 2005, il écrit et réalise "I Empo De Valientes", comédie policière qui deviendra le coup de cœur de la critique et du public argentin et espagnol. Pendant l’année 2006, il écrit et réalise la série télé "Hermanos & Detectives" dont des versions ont été réalisées en Espagne, au Mexique, au Chili, en Italie, en Turquie et en Russie.
En 2008, il monte la compagnie Big Bang pour développer des projets, pour le cinéma et la télévision. Après "Les nouveaux sauvages", il s’attaquera aux tournages de : "La Pareja Perfecta", un film d’amour, "El Extranjero", une histoire de science-fiction ambitieuse, et "Little Bee", un western parlé en anglais.