"Whiplash" : Le jazz à la baguette
Un premier film primé qui montre la création comme un match de boxe. Critique.
Publié le 17-02-2015 à 18h27
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Un premier film primé qui montre la création comme un match de boxe. "Les mauvais batteurs terminent dans un groupe de rock" : Terence Fletcher (J.K. Simmons), chef du Studio Band de la Shaffer Academy, ne badine pas avec le jazz. Légende dont on espère devenir le protégé tout autant qu’on craint ses colères qui virent systématiquement au lynchage verbal, Fletcher repère un soir Andrew Neiman (Miles Teller) qui fait ses gammes.
Durant cette première rencontre s’exerce déjà la manipulation perverse du maître : fausse cajolerie, intérêt plus ou moins feint et un renvoi dans les cordes aussi sec. Reste qu’Andrew est bientôt invité à rejoindre le prestigieux Studio Band. La deuxième audition s’avérera encore plus humiliante que la première. Mais Andrew s’accroche, s’entraînera comme un sportif de haut niveau et subira le pire et plus encore pour réaliser son rêve : entrer dans la cour des grands - "mieux vaut mourir à 35 ans et devenir une légende que mourir à 90 ans oublié de tous".
Aux oscars, je demande le film-phénomène de l’année… Voici donc "Whiplash", parcours typique du premier film sensation : un court métrage primé au Festival de Sundance en 2013, essai converti en long métrage couronné d’un Grand prix du Jury et Prix du public à Sundance, toujours, l’année dernière, même doublé au Festival de Deauville en août, avec entre les deux une sélections à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes, avec cinq nominations aux oscars à la clé… Cela rappelle le parcours de "Beasts of the Southern Wild" en 2012-2013.
Passionné de musique, lui-même batteur de jazz, le réalisateur Damien Chazelle assure avoir connu des relations de domination de mentor à élève aussi perverses que celle qu’il dépeint ici. Si la progression dramatique ne sort guère des sentiers battus - réduit sur le papier, le scénario évoque un peu "Rocky fait du jazz" - "Whiplash" se distingue grâce à trois qualités.
D’abord des dialogues remarquablement ciselés. Sous la direction de Fletcher, les jam sessions résonnent de bordées d’injures. Boule à zéro, muscles tendus, tel le sergent-instructeur de "Full Metal Jacket", J.K. Simmons les assène comme Miles Davis soufflait dans sa trompette : ça fuse, ça module, ça strie, ça sonne comme de l’impro mais c’est du métier. D’où la deuxième qualité : l’interprétation. Simmons, donc, dont le grand public se souvient dans la série "Oz" ou pour son incarnation magistrale du rédac-chef J.J. Jameson dans les premiers "Spider-Man", tient ici le rôle de sa vie. Ce second rôle du petit et du grand américain a réalisé le sans-faute des palmarès : près de vingt prix du meilleur second rôle depuis un an, et probablement un oscar dimanche prochain. La star de "Whiplash", c’est lui.
Face à Simmons, Miles Teller (vu sans "Divergente") signe une performance totalement crédible en jeune batteur velléitaire. Le comédien manie les baguettes comme un vrai pro : on n’y voit que du feu dans les séquences musicales.
Lesquelles constituent la troisième force de "Whiplash". Hors comédies musicales, combien de films n’ont pas échoué dans la transposition visuelle du monde de la musique. Chazelle réussit à mettre le jazz en images avec brio, composant une véritable symphonie visuelle. Les gros plans sur les instruments ou les partitions alternent avec une représentation physique de la musique : on voit le corps d’Andrew souffrir, celui de Fletcher réagir au quart de tour à l’imperfection ou la justesse…
Evacuant les sous-intrigues trop évidentes - la rivalité interne dans le groupe, la relation amoureuse - Chazelle ne les utilise que pour souligner le sacrifice inhérent à toute création artistique, que traduit le caractère velléitaire d’Andrew prêt à tout pour percer et obtenir la considération de son maître et bourreau. Le réalisateur se concentre donc à bon escient sur l’affrontement entre Fletcher et Andrew, choc des volontés et des ego où la scène se transforme en ring. Et comme un bon match de boxe, cette joute s’achèvera sur un coup de gong.
Réalisation et scénario : Damien Chazelle. Avec J.K. Simmons, Miles Teller,… 1h46