"Inherent Vice" : L’Amérique sous influence
Paul Thomas Anderson poursuit son exploration de la corruption morale de son pays. Pour la seconde fois après "The Master", l’acteur américain Joaquin Phoenix prête son talent à la vision noire de l’Amérique du cinéaste hollywoodien le plus doué de sa génération… Critique et analyse.
- Publié le 04-03-2015 à 09h52
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Paul Thomas Anderson poursuit son exploration de la corruption morale de son pays. Pour la seconde fois après "The Master", l’acteur américain Joaquin Phoenix prête son talent à la vision noire de l’Amérique du cinéaste hollywoodien le plus doué de sa génération…
Surnommé le "Doc", Larry Sportello a obtenu sa licence de détective privé on ne sait par quel miracle. Hippie notoire, constamment dans les vapeurs de marijuana, il crèche à Gordita Beach, repère de surfers dans la banlieue Sud de Los Angeles. Vivant de petits boulots, le voilà mêlé à une sombre affaire. Un jour de 1970, son ex-petite amie Shasta lui demande d’enquêter sur Mickey Wolfmann, magnat de l’immobilier milliardaire. Quelques jours plus tard, tous deux disparaissent mystérieusement. Depuis, toutes les pistes semblent mener vers le Golden Fang, mystérieux voilier appartenant à la mafia…
Après "There Will Be Blood" en 2007 et "The Master" en 2012, Paul Thomas Anderson poursuit son exploration des tréfonds moraux de l’Amérique. Après avoir transposé Upton Sinclair à l’écran, le cinéaste californien transpose cette fois "Vice caché", roman de Thomas Pynchon publié en 2010. Cette brillante adaptation est d’ailleurs l’une des deux seules nominations aux Oscars décrochées par un film volontairement boudé par la profession. Et on peut le comprendre…
Plus que jamais en effet, Paul Thomas Anderson livre de l’Amérique une vision noire, et même une condamnation radicale. Comme dans ses deux films précédents, il remonte en effet le temps pour disséquer les parts d’ombre du rêve américain. Il ne s’agit plus ici du pétrole et, avec lui, du capitalisme déshumanisé, comme dans "There Will Be Blood". Il ne s’agit pas de la foi naïve et dangereuse, comme dans "The Master". "Inherent Vice", comme son nom l’indique, s’en prend cette fois à la corruption morale qui semble attachée à l’histoire des Etats-Unis depuis la fin des années 60.
L’enquête de Larry Sportello est impossible à suivre, complexe à outrance. Et c’est presque la morale du film… Ce que nous dit Anderson, c’est en effet que ce qui se cache dans l’ombre n’est pas accessible au commun des mortels. Comme dans un film noir classique, le privé (ici en chemise à fleurs et lunettes de soleil sur le nez) mène l’enquête mais sa quête est vaine. Hollywood, business, notables, FBI, police, mafia et les hippies eux-mêmes sont pris dans un même mouvement d’opacité, entretiennent des liens incestueux. Pendant que certains planent dans les effluves d’herbe et de patchouli, la "bonne" société peut plus facilement faire des affaires…
Si le scénario est volontairement paranoïaque, c’est aussi que l’enquête est menée par un drogué… Mais la critique du fonctionnement de la société américaine n’en est pas moins radicale. Où le prétendu rêve apparaît comme une hallucination…
Une hallucination où transparaissent les thèmes fétiches de PTA : Los Angeles, la Californie, l’Histoire des Etats-Unis, l’addiction, la puissance destructrice de l’argent… Et, plus que jamais, le Californien se révèle un formidable directeur d’acteurs ! Joaquin Phoenix est à nouveau génial après son numéro inoubliable dans "The Master". Mais à ses côtés, c’est à un défilé de seconds rôles - et autant de stars (mention spéciale à Josh Brolin, incroyable en flic au bord de la crise de nerfs) - que nous convie Anderson. Chaque personnage est parfaitement croqué, existe en une scène, en une ou deux répliques…
Quant à la mise en scène, elle est à nouveau ample, lyrique, puissante. Paul Thomas Anderson peut compter pour l’aider sur ses complices habituels : Robert Elswit à la photo, très seventies, et Jonny Greenwood à la musique, post-hippie. Comme dans son second film "Boogie Nights", le cinéaste prend un vrai plaisir à recréer les années 70 mais sans jamais verser dans le réalisme.
Sans être traversé par le même mystère que "The Master", "Inherent Vice" est un film complexe, une vision déformée, malade, en un mot sous influence, de l’Amérique.
Scénario & réalisation : Paul Thomas Anderson (d’après le roman de Thomas Pynchon). Photographie : Robert Elswit. Musique : Jonny Greenwood. Montage : Leslie Jones. Avec Joaquin Phoenix, Katherine Waterston, Josh Brolin, Eric Roberts, Owen Wilson, Reese Witherspoon, Benicio Del Toro, Martin Donovan… 2h28
Joaquin Phoenix, nouvelle âme sœur de Paul Thomas Anderson

Bourré de tics, alcoolique au dernier degré, simple d’esprit, le Freddie Quell campé par Joaquin Phoenix dans "The Master" était inquiétant de fragilité, face à un Philip Seymour Hoffman impérial dans son dernier grand rôle. Tous deux partageront d’ailleurs le prix du meilleur acteur à la Mostra de Venise en 2012. Chapeau de paille sur la tête, chemises colorées, joint aux lèvres, discours enfumé, le Doc Sportello d’"Inherent Vice" n’est pas si éloigné de Freddie Quell, même s’il en est une face beaucoup plus joyeuse. Tous deux ravagés par l’addiction, paranoïaques, ils regardent le déclin de l’Amérique avec des yeux naïfs, incrédules…
Dans les deux rôles, l’acteur habitué aux rôles d’écorchés (du Johnny Cash de "Walk the Line" aux petits malfrats malgré eux des films de James Gray) livre une performance habitée. On n’avait plus vu Joaquin Phoenix aussi dément depuis le génial "I’m Still Here" de Casey Affleck en 2010. Malheureusement resté inédit chez nous, ce faux documentaire mais vrai canular imaginait la descente aux enfers d’un Phoenix méconnaissable, sale, bouffi, qui annonçait sur le plateau de David Letterman renoncer au cinéma pour se lancer dans une carrière de rappeur. Il reste quelque chose de cette expérience dans "The Master" et "Inherent Vice".
Paul Thomas Anderson a sûrement vu le film d’Affleck. Et c’est peut-être pour cela s’il a finalement confié le rôle du détective privé halluciné à Phoenix et non à Robert Downey Jr, comme c’était prévu initialement, en 2010. Dans "The Master" comme dans "Inherent Vice", l’acteur a accepté de faire une confiance totale au cinéaste, de "lâcher prise". "Quand on tourne avec un type comme Paul, qui ne craint pas l’imprévu, qui est ouvert aux découvertes, on a cette liberté-là, explique-t-il. Et c’est à ce moment-là qu’on trouve le moyen de laisser la vie et l’imprévu vous traverser. C’est toujours ce genre de sensation que je recherche."
En 2010, Anderson avait rangé le scénario de "The Master" au placard pour bosser sur l’adaptation de Pynchon, écrivain américain aussi culte - il a fait plusieurs apparitions dans "Les Simpson" - que mystérieux - les seules photos qu’on possède de lui datent de sa jeunesse. Ses fans chercheront d’ailleurs à le reconnaître dans le film, où il ferait un caméo anonyme…
"The Master" sortira finalement avant "Inherent Vice". Mais PTA a donc travaillé en parallèle sur les deux films. Ce qui explique sans doute l’étonnant cousinage. Très différents dans la forme, dans l’atmosphère, dans la période, tous deux sont travaillés par la même vision désenchantée de l’Amérique. En cela, Anderson est fidèle à Pynchon, qui dénonce dans son œuvre le sacrifice des idéaux américains des années 60. Le sujet au cœur de ce "Vice caché", c’est en effet la fin de l’idéalisme, de la naïveté, remplacés par l’avidité, le cynisme et l’individualisme.
Bien malgré lui, Doc Sportello est, comme les êtres malfaisants sur lesquels il enquête, représentatif de cette dérive. Et c’est d’ailleurs comme cela que le joue Joaquin Phoenix, comme un être hédoniste, égoïste, très peu soucieux de ce qui arrive à ses semblables…
Orphelin de Philip Seymour Hoffman - de tous les films de Paul Thomas Anderson sauf "There Will Be Blood" -, mort il y a tout juste un an, le cinéaste a peut-être trouvé en Joaquin Phoenix son nouvel alter ego à l’écran…