"Mange tes morts : tu ne diras point" : Le temps des Yéniches
Jean-Charles Hue retrouve ces nomades méconnus pour un film noir. Arrière-petit-fils de Yéniche, le cinéaste reste fasciné par cette communauté nomade méconnue et pourtant fondamentale en Europe.
- Publié le 22-04-2015 à 10h47
- Mis à jour le 22-04-2015 à 11h15
Jean-Charles Hue retrouve ces nomades méconnus pour un film noir. Arrière-petit-fils de Yéniche, le cinéaste reste fasciné par cette communauté nomade méconnue et pourtant fondamentale en Europe. Avec "La BM du Seigneur" (2001), le Français Jean-Charles Hue avait effectué un premier périple sur les traces des Yéniches, ces nomades du Nord aux origines mystérieuses, apparentés aux gens du voyage. Il y suivait sur un mode docu-fictionnel une (vraie) famille hétéroclite, les Dorkel.
Fort de cette première échappée, louée à l’époque par la critique, Hue retrouve dans "Mange tes morts" les mêmes protagonistes, déplaçant le centre de gravité de Fred, le grand frère qui sort de tôle après quinze ans, vers Jason, son cadet, et son pote Moïse, qui a assumé le rôle de frère de substitution. Dans la foulée de la libération de Fred, le récit se centre sur une longue virée nocturne où se pose la question de l’héritage familial, de la solidarité communautaire et du destin individuel.
Au début du film, on voit Jason filer sur une moto dans un champ avec Moïse, fusil de chasse à la main. Il perpétue la tradition, reste un Yéniche dans les gestes et les apparences. Mais dans l’âme ? La virée nocturne initiée par Fred place Jason à la croisée des chemins : être fidèle à la mémoire légendaire de son père, crashé sur un barrage de police, fidèle jusqu’au bout à son refus de se plier aux règles la société des gadjos, ou suivre la voie que lui offrent Moïse, son frère Mickael et leur mère. Avant l’arrivée de Fred, les familles vivent bien et tranquillement. Le retour, censé rétablir l’harmonie, créé au contraire un nouvel hiatus.
Au volant de sa voiture, Fred prodigue un conseil à Jason : "Tu dois connaître toutes les routes, toutes les ruelles. Comme ça, quand t’as les flics au cul, tu sais comment les semer." Mais Fred, trop longtemps tenu à l’écart, ne reconnaît plus rien : le paysage a changé, les zones industrielles ont poussé, les gens et la culture ont évolué. L’ancien chasseur tourne littéralement en rond et se retrouve bientôt traqué par l’adversaire ancestral : le gendarme, garant de l’ordre établi.
Gros plan sur ses personnages, caméra au cœur des conversations ou de l’action : Jean-Charles Hue nous plonge dans cet univers fermé à ciel ouvert. Ses comédiens, tous non professionnels, tout en portant leur propre nom et incarnant une part d’eux-mêmes à l’écran, jouent sans fard. On oublie parfois que c’est du cinéma. Mais c’en est pourtant, avec une authentique dramaturgie, dans le cadre, la dynamique, les instants en suspension, la direction d’acteurs.
Hue signe une œuvre plus fictionnelle que "La BM du Seigneur", qui frise l’allégorie comme le suggère le prénom de Jason. Plongeant au fur et mesure dans la fiction et la friction (la transition dans cette partie étant un peu moins maîtrisée), le récit vire pratiquement au film noir, avec son antihéros au destin inéluctable. "Mange tes morts" contient en son titre à double sens un message : il ne faut pas vivre le passé. Jason devra renaître, fort d’une foi nouvelle. Faire un choix, ce n’est pas renoncer, semble dire Jean-Charles Hue, c’est aussi se respecter. Et évoluer, c’est grandir. Ce qu’accomplit précisément le réalisateur avec ce film qui, tout en restant à la marge du tout-venant, marque une évolution dans son cinéma.
Réalisation et scénario : Jean-Charles Hue. Avec Jason François, Michael Dauber, Frédéric Dorkel,… 1h34.
"Avec les Dorkel, j’ai vécu ce que je montre : la poursuite avec les motards, la voiture qui fonce, les coups de feu"
Près de vingt ans après avoir rencontré les Dorkel, cette famille de Yéniches déjà au centre de "La BM du Seigneur", Jean-Charles Hue les a retrouvés pour "Mange tes morts : tu ne diras point". A 46 ans, le réalisateur français, qui évolue en marge du système et des réseaux, revient à ses origines avec, cette fois, un récit inspiré de sa propre expérience en compagnie de "sa" troupe d’acteurs. Nous l’avions rencontré à la Quinzaine des Réalisateurs, à Cannes, l’année dernière.
Qu’est-ce qui vous lie autant aux Dorkel ?
Je les ai rencontrés il y a dix-huit ans. J’ai un arrière-grand-père yéniche comme eux, qui était vannier de métier, donc itinérant. Il a fini par se sédentariser, après avoir été enrôlé de force dans l’armée allemande. Il a déserté avec un Français et s’est enfui en France où il est devenu berger. C’est en partant sur les traces de ces origines familiales que j’ai rencontré les Dorkel. J’étais d’abord surpris quand je les ai côtoyés. J’imaginais découvrir une culture typée et folklorique comme celle des Roms. Mais les Yéniches sont un peu les "gitans du gitan". Ils ont la réputation d’être plus rustres - y compris parmi les autres communautés nomades.
On parle toujours des Roms, jamais des Yéniches. Qui sont-ils ?
Un peuple nomade dont les premières traces remontent au début du Moyen-Age. Leurs racines se trouvent dans la région du Rhin, au cœur de l’Europe. Il y en a France, en Suisse, en Allemagne, en Autriche, et même en Belgique. C’est un peuple ballotté par l’histoire, au gré des guerres notamment. Etrangement, on ne parle pas d’eux. Il n’y a, à ma connaissance, que deux bouquins qui existent sur eux (1) alors qu’on estime qu’ils sont les plus nombreux des nomades. Leur mode de vie est resté quasiment le même que celui de mon arrière-grand-père, tout en étant dans le XXIe siècle. Ils peuvent avoir vu le diable, mais savent comment fracturer une voiture à puce électronique. Ils sont un lien avec nos origines. C’est un trésor ethnographique ignoré.
Mais vous ne les filmez pas à la manière d’un documentariste. Vous assumez une fiction et des codes qui tiennent du film d’aventure et du film noir.
C’est un problème du cinéma français : dès qu’on aborde un sujet ancré dans "le réel", on a peur de l’emphase, de la sublimation, du romanesque et on tombe souvent dans la caricature du réel. J’ai plutôt pensé à Melville, à une certaine tradition du film noir ou un western moderne. Ce qui correspond à la culture yéniche : ils ont une mystique, des épiphanies, des visions. J’avais envie de conférer un peu de magie et de beauté à ce voyage, dans une réalité sociale pourtant dure, très brute.
Après "La BM du Seigneur", pensiez-vous déjà renouer avec eux ?
Oui, de manière diffuse. D’abord parce que nous étions tous tristes à la fin du tournage et nous avions envie de prolonger cette aventure. Et puis l’intrigue de "Mange tes morts" correspond à une mésaventure que nous avons vécue ensemble. Cette histoire, je l’écris depuis treize ans. J’ai vécu une nuit de virée avec Fred et son oncle Pierrot, qui a fait quinze ans de prison - comme le personnage de Fred dans le film. On y a vécu ce que je montre dans le film : la poursuite avec les motards, la voiture qui fonce à 300 km/h mais reste miraculeusement sur la route. Il y a même eu des coups de feu. J’ai vu la mort de près, mais nous nous en sommes tirés. Et j’ai tout de suite pensé à en faire un film. Le jeune garçon du film, c’est moi, le novice, qui découvre un des aspects de leur mode de vie - la vie aux marges de la légalité et le risque physique.
C’est un récit initiatique ?
C’est comme cela que je l’ai vécu et c’est l’idée, oui. C’est un peu comme l’aventure d’Ulysse. On n’affronte pas des cyclopes ou des monstres marins, mais des flics, qui sont l’adversaire ancestral. Il n’y a pas de haine des hommes qui portent l’uniforme, mais c’est plus un affrontement vis-à-vis de ce qu’ils incarnent : l’ordre établi sédentaire.
Que signifie le titre "Mange tes morts" ?
C’est une expression yéniche utilisée lorsque quelqu’un renie ses origines, ses ancêtres. Lorsqu’elle est utilisée à l’encontre de quelqu’un, c’est très grave et ça se passe généralement mal… J’y ai donc ajouté "tu ne diras point", parce que pour un Yéniche, le titre aurait pu paraître insultant.
(1) Pour la petite histoire, l’acteur Yul Brynner et le chanteur Stephan Eicher sont d’origine yéniche.