"Sworn Virgin" : Renoncer à être femme
Alba Rohrwacher dans la peau d’une "vierge sous serment" albanaise. Douloureux. L’Italienne multiplie les rôles difficiles. De Soldini à Luchetti, de Bellocchio à Costanzo, elle est devenue incontournable dans le cinéma italien contemporain. Critique et entretien.
Publié le 30-09-2015 à 09h17
Alba Rohrwacher dans la peau d’une "vierge sous serment" albanaise. Douloureux. L’Italienne multiplie les rôles difficiles. De Soldini à Luchetti, de Bellocchio à Costanzo, elle est devenue incontournable dans le cinéma italien contemporain. Critique et entretien. Qui est Mark, ce jeune homme aux traits féminins errant dans les rues de Milan ? Mutique, il semble porter sur ses frêles épaules le poids d’un lourd passé dans les montagnes d’Albanie… Et pour cause, Mark s’appelait auparavant Hanah. Refusant le destin d’épouse-servante que lui impose une société patriarcale rétrograde, la jeune fille a choisi de faire appel à une antique loi du Kanun, code de droit coutumier médiéval encore appliqué par certains clans de régions albanaises reculées… Renonçant à devenir femme, Hanah devient une "vierge sous serment", condamnée à mener une vie d’homme en faisant une croix sur l’amour… Après dix ans d’une existence solitaire dans des conditions austères, elle décide de rejoindre sa sœur en Italie…
Présenté en Compétition au festival de Berlin en février dernier, "Vierge sous serment" est le premier long métrage Laura Bispuri, adapté du roman d’Elvira Dones. Optant pour une approche naturaliste, quasi anthropologique, la réalisatrice italienne livre un drame psychologique intimiste touchant mais un peu trop plombé. Oscillant entre le présent en Italie et le passé en Albanie, "Vierge sous serment" est une étude sensible mais à la mise en scène trop austère pour espérer réellement captiver le spectateur. Renonçant à tout romanesque pour privilégier une approche documentaire, Bispuri se montre quelque peu écrasée par l’importance mais aussi la lourdeur de son sujet, pourtant passionnant.
Heureusement, le film est entièrement porté par l’incarnation tout en justesse d’Alba Rohrwacher. Remarquable de sobriété, l’actrice italienne parvient, dans ses gestes simples, dans ses regards, à donner un visage à la douleur de ces femmes albanaises condamnées à renoncer à leur féminité pour mener une existence digne. Face à elle, dans le rôle de sa sœur, on retrouve une jeune actrice belgo-albanaise prometteuse, Flonja Kodheli (déjà vue dans "Hors les murs" du Belge David Lambert).

Réalisation : Laura Bispuri. Scénario : Laura Bispuri et Francesca Manieri (d’après le roman d’Elvira Dones). Photographie : Vladan Radovic. Montage : Carlotta Cristiani et Jacopo Quadri. Avec Alba Rohrwacher, Flonja Kodheli, Emily Ferratello, Lars Eidinger… 1h24
Alba Rohrwacher : envisager le corps masculin comme une prison
Avec son physique d’elfe, Alba Rohrwacher ne passe pas inaperçue. En quelques années, elle s’est imposée comme la comédienne italienne la plus douée de sa génération. Depuis "Une romance italienne" en 2004, la jeune femme de 36 ans a déjà tourné dans une trentaine de films, dont "Mon frère est fils unique" de Daniele Luchetti, "La belle endormie" de Marco Bellocchio ou "Il papà di Giovanna" de Pupi Avati, rôle qui lui valut en 2009 un David de la meilleure actrice en Italie, un an après avoir décroché celui du meilleur second rôle féminin dans "Giorni e nuvole" de Silvio Soldini.
En février dernier, Rohrwacher était en lice en Compétition à la Berlinale dans "Vierge sous serment" de Laura Bispuri, un vrai rôle de composition. Même si elle ne parle pas beaucoup dans le film, elle a ainsi appris l’albanais, à tout le moins un dialecte très spécifique… "Quand j’ai lu le scénario, je ne connaissais rien de cette réalité. C’était fascinant mais en même temps cela me semblait mission impossible. Tout m’a d’abord semblé difficile. Mais les choses difficiles que l’on fait avec une grande passion deviennent, de façon inexplicable, faciles" , nous expliquait la timide Alba de sa voix délicate, alternant sans cesse entre anglais et italien.
Pour se mettre dans la peau de cette Albanaise vivant sous les traits d’un homme, l’actrice a fait beaucoup de recherches. "J’ai lu tout ce qui traitait de la question. J’ai vu beaucoup de photos et deux documentaires, dont un qui a été très important pour moi, celui de Paola Piacenza, une Italienne qui a été sur place. Il y a beaucoup de bons films qui racontent, de façon efficace, des histoires de femmes devenant hommes. Mais ce n’était pas notre intention. Notre personnage devait avoir un corps masculin mais celui-ci est comme une prison dans laquelle on peut entrapercevoir l’ombre d’une femme…"
Pas question pour la comédienne donc de se mettre dans la tête d’un homme pour interpréter cette "vierge jurée". "J’ai cherché la vérité du personnage. Mark est une femme qui, par sens de la responsabilité et une forme d’inadéquation avec ses racines, a fait ce choix. Et qui se rend compte, dix ans plus tard, que ce choix l’a bloquée dans une prison dans laquelle elle ne se reconnaît pas. Ce qu’on cherchait, c’était une créature entre les deux… Mark est une femme mais, d’après le Kanun, une fois qu’on a prêté serment, on doit s’habiller en homme et commencer la vie d’un homme. Et là-bas, les conditions d’existence d’un homme sont extrêmement difficiles ! Je peux vous le dire car nous y avons été. On voulait montrer la dureté de ce personnage mais aussi son ingénuité."
Ces rôles douloureux, la jeune comédienne avoue les rechercher - "Mais j’aimerais bien faire une comédie musicale ou un film fantastique, où le personnage pourrait être plein de fantaisie, dans le corps, la voix…" , confie-t-elle.
Cette grande exigence paye. En 2014 et 2015, Alba Rohrwacher a ainsi fait le grand chelem, présente en Compétition dans les trois grands festivals. A Cannes, "Le meraviglie" de sa sœur Alice remportait le Grand Prix; à la Mostra de Venise, Alba décrochait la Coupe Volpi de la meilleure actrice dans "Hungry Hearts", de son compagnon Saverio Costanzo; tandis qu’en février dernier, elle portait sur ses épaules "Vierge sous serment". "Je suis très heureuse parce que mon métier est très artisanal. Les films que nous faisons avec Alice, Saverio et Laura partent du cœur et arrivent dans les grands festivals. C’est quelque chose de spécial. J’ai de la chance…" , confie la jeune femme avec modestie. De la chance uniquement ? "Evidemment les choix d’un acteur disent beaucoup sur qui il est. Je reconnais que les films que j’ai choisis sont des films que j’aurais envie de voir. Et je reconnais le talent des réalisateurs avec lesquels je travaille. J’ai vraiment beaucoup de chance car j’ai l’opportunité de partager leur vision de l’histoire que nous racontons ensemble. Bien sûr, les films ne sont pas arrivés là par hasard, parce qu’on a tous travaillé très dur pour les faire."
Omniprésente dans le cinéma italien, Alba Rohrwacher regarde avec intérêt le réveil du 7e art transalpin. "Ces dernières années ont été très difficiles pour tout le cinéma en Italie, pour la culture en général. Mais on ne peut nier qu’il y a désormais des voix très fortes qui s’expriment. On assiste ce moment une forme de renaissance du cinéma en Italie…"