"Préjudice" : Scénario construit avec beaucoup d’habileté et surtout d’ambiguïté
Cédric est-il normal ou est-ce la famille qui dysfonctionne ? Antoine Cuypers fait monter la tension et le spectateur va devoir prendre position. "Je regardais Nathalie Baye au combo et je me disais : elle est incroyable, j’ai affaire à un stradivarius, j’ai intérêt à savoir en jouer", explique le réalisateur. Critique et entretien.
Publié le 07-10-2015 à 14h50
Cédric est-il normal ou est-ce la famille qui dysfonctionne ? Antoine Cuypers fait monter la tension et le spectateur va devoir prendre position. "Je regardais Nathalie Baye au combo et je me disais : elle est incroyable, j’ai affaire à un stradivarius, j’ai intérêt à savoir en jouer", explique le réalisateur. Critique et entretien. C’est un bon moment en famille qui se prépare. La grande table est déjà dressée dans le jardin. Le père s’active devant le barbecue, la belle-fille et le petit sont arrivés, l’aîné viendra plus tard. Voila la fille, rayonnante, suivie de son homme, une caisse de Saint-Estèphe sur les bras. On s’active autour de la maman dans la cuisine. Il fait beau…, mais le climat est lourd. D’où vient cette atmosphère de catastrophe annoncée, de mini "Festen" ?
D’un personnage qui ne se fond pas dans le décor. Il n’a pas l’attitude. Il ne dit pas les mots, il n’est jamais au bon endroit. C’est Cédric. Partout où il passe, une tension monte invisiblement. Dans la cuisine, où il ne dit rien après avoir reçu un cadeau. Dans le bosquet, quand on l’envoie chercher le petit Nathan. Et bien sûr à table, quand il se met à bombarder de questions dérangeantes sa sœur tout heureuse d’annoncer un heureux événement.
C’est quoi le problème de Cédric ? C’est le problème de cette famille. Au fil du temps, chacun s’est profilé par rapport à lui. Le père a choisi d’être affectueux, en cachette. Sa sœur ne peut masquer son agacement et son compagnon lui prête le minimum d’attention bienveillante. Le grand frère s’est organisé pour être absent alors la belle-sœur éprouve un mélange de malaise et de tendresse. La mère gère, fermement.
C’est là que Cédric devient le problème du spectateur. Est-il autiste, bipolaire, schizophrène, psychotique ? Antoine Cuypers ne balance aucun diagnostic et Cédric en profite pour mettre le public sur le grill. C’est quoi être différent ? Tout le monde est différent. Quand cette différence commence-t-elle à faire problème ? Quand l’orage éclate et que Cédric reste immobile alors que tout le monde s’agite pour rentrer la table ?
"On est différent quand on n’est pas normal", dit sa sœur. Mais qu’est-ce qui n’est pas normal ? Un frère qui hurle d’angoisse pendant la nuit ? Ou une sœur qui ne se lève pas pour le rassurer ? Un fils qui prépare un voyage en Autriche comme si c’était un examen d’entrée d’ingénieur civil ou une mère qui lui coupe l’edelweiss sous le pied en refusant de le laisser partir ?
Il ne reste plus qu’à s’accrocher au titre "Préjudice". "Atteinte portée aux droits, aux intérêts, au bien-être de quelqu’un, du fait d’un tiers", selon Larousse. Qui fait subir un préjudice ? Le fils à sa mère, la mère à son fils ?
En attendant la réponse qui risque de se faire attendre comme Godot, Antoine Cuypers livre un premier film d’une tension éprouvante. Tous les moyens sont utilisés pour lui donner un maximum d’intensité.
Il y a d’abord un scénario construit avec beaucoup d’habileté et surtout d’ambiguïté, mais garanti sans coup de théâtre. Chaque sentiment est réversible, ce qui n’est jamais rassurant. Ensuite, la mise en scène appuie sur le sentiment général de malaise. Cela passe un peu par les percussions et beaucoup par l’incapacité d’avoir une vue globale de la situation. Et pour cause, chaque plan est organisé autour d’un seul élément net. Le reste est flou, tellement flou qu’il rend impossible tout avis tranché.
Enfin, il y a la direction d’acteurs irréprochable. Arno est touchant à contre-emploi. Ariane Labed est armée d’un bouclier d’arrogance. Eric Caravaca, formidable et beaucoup trop rare, slalome entre les gouttes. Et il y a les deux grands rôles. Nathalie Baye incarne sans pathos la mère qui assume avec toute son énergie, un dévouement de chaque instant, mais sans trace d’affection. Face à elle, Thomas Blanchard livre une composition éblouissante de sobriété où l’on peine à faire la part de la souffrance et de la perversité tout en interrogeant les responsabilités : est-ce lui ou la famille qui dysfonctionne ?
Joachim Lafosse vient de se découvrir un fils et Haneke un petit-fils - allusion autrichienne comprise. Antoine Cuypers, un nouveau nom sur lequel le cinéma belge peut compter.

Réalisation : Antoine Cuypers. Scénario : A. Cuypers, Antoine Wauters. Avec Nathalie Baye, Arno, Thomas Blanchard, Ariane Labed, Eric Caravaca, Cathy Min-Jung… 1h45.
Antoine Cuypers passe à table

Quel fut le chemin jusqu’à "Préjudice" ?
Je suis né dans les Ardennes, à Remouchamps où la proposition culturelle n’était pas délirante. Par contre, ma mère nous emmenait au théâtre, au cinéma. J’ai vu mes premiers films au Churchill à Liège. "Bach et Bottine", "Le ballon rouge", "Crin blanc"; c’est mon background. A l’adolescence, je suis tombé sur "Eraserhead " à la télé. J’ai été bouleversé, cela a changé ma façon de voir le cinéma, donné l’envie d’en faire. Après mes humanités, j’ai présenté l’examen d’entrée à l’Insas et j’ai été recalé. Je me suis inscrit en journalisme en pensant représenter l’examen l’année suivante mais j’ai aimé les études, je suis allé jusqu’au bout. Comme je ne souhaitais pas rempiler pour cinq ans, j’ai fait une formation éclair en technique numérique. J’ai tourné mes courts métrages et puis j’ai commencé à écrire "Préjudice", il y a six ans.
La part d’autobiographie est importante dans un premier film, vous confirmez ?
Les sujets abordés, la famille et la normalité, me sont proches mais je les ai jamais vécus comme dans le film. Ma famille ne ressemble en rien à celle du film et je ne m’identifie pas à Cédric. Disons que j’ai expérimenté le sentiment de vivre à la marge du groupe. Dans ma famille, personne ne travaille dans le cinéma, personne n’a vraiment de vocation artistique et pendant cinq ans, mon obsession pour ce film a pu leur sembler d’autant plus bizarre, qu’ils ne voyaient rien venir.
"Préjudice" aurait pu être une pièce de théâtre.
On l’a écrit en respectant les contraintes de la tragédie grecque : les cinq actes, l’unité de temps, de lieu et d’action. La sensation est renforcée par le fait que le film est quasi en temps réel, il y a très peu d’ellipses.
D’autres contraintes ne sont pas grecques, celles du film de table.
C’était flippant comme premier film : comment faire tenir une scène de table de trente-cinq minutes ? En fait, le film qui m’a inspiré, c’est "Douze hommes en colère". Il y a une table mais on ne mange pas. J’avais ce film à l’esprit quand j’ai commencé, celui d’un procès familial. Après, c’est devenu un film de table avec un repas. Mais la disposition compte plus que les plats, d’ailleurs ils crèvent de faim. Des changements s’opèrent quand on passe du jardin à l’intérieur de la maison et quand le grand frère arrive. L’endroit où les gens s’asseyent est très révélateur. Que ce soit la belle-sœur, la sœur ou Cédric qui, en se mettant en bout de table, montre sa volonté d’en découdre. La position des personnages raconte quelque chose, le scénario était très précis.
Au départ, la mère ne devait-elle pas être incarnée par Nicole Garcia ?
J’avais participé à l’atelier "Emergences", où l’on m’avait suggéré Nicole Garcia. On avait commencé à travailler, j’étais très séduit, mais on n’a pas pu surmonter un problème d’agenda. Je me suis alors dirigé vers Nathalie Baye. On a recommencé le casting et j’ai dû alors me séparer d’acteurs avec qui j’avais prévu de travailler, mais qui ne correspondaient plus. Moi qui venais du court métrage, je n’avais jamais expérimenté cette obligation de prendre des décisions qui vont à l’encontre de mes propres valeurs. Humainement, ce fut très douloureux, mais c’est comme cela que ça fonctionne, les réalisateurs abandonnent leurs comédiens, les comédiens laissent tomber leur réalisateur. C’est le côté ingrat du boulot. Mais cette famille-là me semblait être la plus juste.
Nathalie Baye a-t-elle apporté quelque chose de spécifique à son personnage ?
Sur papier, le personnage était bien moins nuancé, d’emblée plus autoritaire. Du coup, elle lui a permis de se déployer. Au premier abord, elle a une douceur, quelque chose de maternel, de lumineux. Elle a apporté l’ambiguïté qui n’était pas lisible dans le scénario car elle a cette incroyable capacité d’exprimer des émotions contradictoires dans la même phrase, la même scène. Je la regardais au combo et je me disais : elle est incroyable, j’ai affaire à un stradivarius et j’ai intérêt à savoir en jouer.