"La vie très privée de Monsieur Sim" : L’ultramoderne solitude d’un Français ordinaire

Michel Leclerc propose une adaptation très juste du roman de Jonathan Coe. En transposant le roman de l’Anglais Jonathan Coe dans la "France moche" d’aujourd’hui, le cinéaste dresse le portrait d’un pays plus déprimé qu’il ne devrait l’être… Critique et entretien.

Hubert Heyrendt

Michel Leclerc propose une adaptation très juste du roman de Jonathan Coe. En transposant le roman de l’Anglais Jonathan Coe dans la "France moche" d’aujourd’hui, le cinéaste dresse le portrait d’un pays plus déprimé qu’il ne devrait l’être…

François Sim est un quinquagénaire triste comme les pierres. C’est simple, quand, dans l’avion qui le ramène d’un séjour en solitaire dans les Caraïbes, son voisin de classe affaires s’écroule raide mort, il se demande franchement s’il n’est pas mort d’ennui à l’écouter raconter sa vie terne… Il faut dire que Monsieur Sim, "comme la carte" , traverse une mauvaise passe. Sa femme l’a quitté, il a perdu son boulot et son nouveau métier de VRP pour une marque de brosses à dents écologiques (en bois de noisetier français et poils de sanglier !) ne s’annonce guère passionnant. Au volant de sa voiture hybride, le voilà qu’il sillonne les routes du Sud, de rencontres en rencontres…

Publié en 2010, "The Terrible Privacy of Maxwell Sim" est le neuvième roman de l’écrivain anglais Jonathan Coe, grand portraitiste des évolutions de la société britannique suite aux réformes néolibérales de Thatcher et Blair. Est-ce cette proximité idéologique qui a mené Michel Leclerc, marqué à gauche, à s’intéresser à lui ? Sans doute. Mais le cinéaste français avoue que c’est surtout ce personnage dépressif qui l’a bouleversé, alors qu’il traversait lui-même une période difficile de doute.

Après "Le nom des gens" en 2010 ou "Télé Gaucho" en 2012, on pourrait penser à première vue que Leclerc s’éloigne ici de la politique. Ce n’est vrai qu’en partie. Le cinéaste s’amuse tout d’abord à truffer son film de références au socialisme et à Mitterrand. Ou à faire dire au GPS de Sim : "Restez à gauche; puis, restez à gauche…" Son film décrit surtout l’évolution de la société en s’attachant à cerner cette solitude contemporaine. D’autant plus cruelle à l’heure de Skype et des réseaux sociaux… Tellement seul, Sim finira d’ailleurs par tomber sous le charme de la seule voix féminine qui le comprend, celle d’Emmanuelle, son GPS (interprétée par la chanteuse Jeanne Cherhal).

S’il transpose l’histoire de Jonathan Coe dans le contexte français, Michel Leclerc lui conserve néanmoins ses lignes de forces et notamment le parallèle puissant avec le destin de Donald Crowhurst, ingénieur anglais qui s’est lancé dans la première course autour du monde sans escale sur un voilier de sa conception en 1968. Une aventure qui finira mal puisque, seul en mer pendant huit mois, devenu fou, il finira par se jeter par-dessus bord…

Si le road movie existentiel de Michel Leclerc séduit tant, c’est évidemment à cause de son ton, de son observation juste de l’ultramoderne solitude, comme la chantait Souchon. C’est aussi par la grâce de son acteur principal. On a déjà vu cent fois Jean-Pierre Bacri en dépressif bougon. Mais on ne l’a jamais vu aussi fragile, aussi chaleureux. Malgré la candeur de son personnage terne, jamais il ne le moque. Il lui offre au contraire une profonde humanité, dressant le portrait d’un dépressif qui cherche désespérément à sourire à la vie…

"La vie très privée de Monsieur Sim" : L’ultramoderne solitude d’un Français ordinaire
©DR

Réalisation : Michel Leclerc. Scénario : Michel Leclerc & Baya Kasmi (d’après le roman de Jonathan Coe). Photographie : Guillaume Deffontaines. Musique : Vincent Delerm. Montage : François Gédigier. Avec Jean-Pierre Bacri, Isabelle Gélinas, Vimala Pons, Vincent Lacoste, Mathieu Amalric, Valeria Golino… 1h42

Michel Leclerc, du nom des gens à la solitude des êtres

Lundi dernier, Michel Leclerc et Jean-Pierre Bacri étaient en promo à Bruxelles. Assis à une bonne table bruxelloise, le réalisateur évoque avec gourmandise "La vie très privée de Monsieur Sim", où il décrit avec tendresse et humour la France actuelle.

Avez-vous beaucoup travaillé pour transposer le livre de Jonathan Coe dans la société française d’aujourd’hui ?

Cette France des ronds-points et des zones commerciales ne ressemble pas tout à fait à l’Angleterre. Il me semble que dans le roman, il y a plus de friches industrielles, d’usines désaffectées par exemple. Alors que moi, je voulais parler de cette France moche, où on a l’impression que, où que l’on aille, on est au même endroit. C’est pour ça que j’ai beaucoup joué sur les marques, alors que je déteste la pub. Je voulais réfléchir aux marques que fréquente le personnage. On pouvait tourner chez "Flunch", par exemple, mais je trouvais que c’était un peu "cheap" pour Sim. "Léon de Bruxelles", ça lui correspondait mieux.

Le film a une dimension très politique dans sa façon de décrire cette France délaissée…

Je veux parler de la France d’aujourd’hui. Sim est dans une forme de désespoir social, quand on voit où il habite, qu’il a perdu son boulot… Il y a quelque chose de ce sentiment de déclassement, même s’il n’est jamais dit explicitement. Toute cette agressivité commerciale participe aussi à cela. C’est un des thèmes importants du film : l’absence de liberté. Où qu’il aille, il est pisté, ciblé. Et c’est un peu comme s’il était dans une prison à ciel ouvert. Une prison dorée, car il aime bien aller tout le temps chez "Léon de Bruxelles", retrouver les mêmes choses. Il y a à la fois du plaisir et en même temps un sentiment d’enfermement terrible. Il cherche désespérément à échapper à cela. On a tous ce sentiment d’uniformisation de la société. C’est très angoissant en fait. Penser qu’il n’y a quasiment plus d’endroits qui soient hors de portée des téléphones portables, par exemple, est assez angoissant quand on y pense. Il n’y a plus de Far West. Sim cherche un Far West. Il suit les ordres de son GPS, il est pendant longtemps un bon soldat et puis il n’en peut plus. Il veut désobéir mais c’est difficile car on n’y arrive plus…

Aujourd’hui, le FN est premier parti de France, à plus de 30 %… Vous faites le lien avec cette réalité montrée dans votre film ?

On a l’impression que le pays traverse depuis quelques années une espèce de crise de nerfs, qu’il est plus désespéré qu’il ne devrait l’être. Objectivement, tout n’est pas aussi catastrophique en France. C’est comme ce fameux sentiment d’insécurité. La chance qu’on a de mourir assassiné est plus faible aujourd’hui qu’il y a trente ans. Or, les gens sont persuadés qu’ils vont se faire trucider à chaque coin de rue. Parce qu’on cultive beaucoup ce désespoir. Les médias sont très anxiogènes, avec des télés comme BFM qui ressassent cette angoisse. Ce qui me désespère, c’est de voir que ce sont les classes les plus populaires qui votent le plus pour le Front national. Il y a un vrai problème de la gauche, qui ne sait plus leur parler. Le FN a remplacé le Parti communiste… Sauf que, quand même, le PC incarnait un certain espoir. Dans les années 60-70, en banlieue, le PC prenait beaucoup en charge les enfants, les faisait partir en vacances… Il y avait vraiment beaucoup d’actions sociales et culturelles porteuses d’un vrai espoir. Ça n’existe plus. Tout le tissu culturel et associatif a disparu, les MJC périclitent…

Aujourd’hui, le combat n’est-il pas plus culturel que politique pour combattre ces idées néolibérales qui ont triomphé ?

Je pense cela à fond. J’ai envie d’écrire en ce sens. Pas d’être manichéen mais dire : là, il y a un problème, comment essayer que les gens aillent mieux ? Comment amorcer un mouvement inverse ? Comment de pas toujours aller dans le même sens de moins d’Etat ? Plus que la culture, c’est l’école qui m’intéresse. Depuis vingt ans, il y a une dérive avec des parents d’élèves qui veulent que leurs enfants soient élevés comme dans leur famille. Or, justement, l’école doit être le lieu où l’on peut voir autre chose, sortir de son milieu familial, entendre des gens qui pensent différemment. Moi, je trouve que les parents d’élèves sont tous des cons. Je le sais, j’en suis un.

Traversé par un vide existentiel, le personnage se raccroche à l’aventure de Donald Crowhurst, ce marin anglais disparu en mer, que vous avez gardée du roman…

Cela m’a semblé essentiel car ça tend le récit. Parce que, évidemment, on voit à quel point Sim s’identifie à ce navigateur, à sa tragédie intime. Même son physique, Crowhurst a un peu la tête de Monsieur Tout-le-monde; on l’imagine très bien VRP. Cela fonctionne dans l’identification de Sim à ce type dont on sait qu’il sombre progressivement dans la folie… A partir de là, on se dit que ça pèse dans sa tête mais que cela pèse aussi sur le spectateur. Toute la complication, c’était de savoir comment raconter cette aventure car je ne savais pas qu’il existait toutes ces images extraordinaires de la BBC, qui avait fait un reportage sur lui au moment de son départ. Ensuite, ils lui avaient donné une caméra pour se filmer. C’est un peu la préhistoire de la téléréalité, avec un pouvoir émotionnel très fort.

Bacri, plus qu’un acteur

Pour "La Vie très privée de Monsieur Sim", Michel Leclerc a pu compter sur l’incroyable talent d’acteur de Jean-Pierre Bacri, mais aussi sur ses conseils de scénariste… "Quand on demande à quelqu’un comme Jean-Pierre de jouer dans un film, on a forcément en tête qu’il est aussi auteur, qu’il a forcément un point de vue sur le texte, explique le réalisateur. Une des choses qui m’inquiétaient, c’était le long flash-back sur le père de François Sim jeune. Je me souviens lui avoir demandé si ce n’était pas un trop gros pavé. Il m’a rassuré en me disant que c’était bien que l’on parte sur une autre histoire, un quart d’heure avant la fin du film… En plus, Jean-Pierre a trouvé le moyen d’être là dans la brasserie…" "C’est furtif mais on me voit, comme sur l’affiche, lire les papiers de mon père, poursuit Bacri. On s’est dit qu’il pouvait être présent dans ce flash-back, dans l’histoire qu’il est en train de lire. Cela permettrait de lier les choses, de garder une cohérence…"

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