Jacques Rivette nous laisse avec son mystère

Le réalisateur de "La Belle Noiseuse", avant-dernier représentant de la Nouvelle Vague, est mort vendredi à l’âge de 87 ans.

Hubert Heyrendt; A. Lo. et F.Ds
JACQUES RIVETTE (DIRECTOR) in Ne touchez pas la hache **Editorial Use Only** CAP/FB Supplied by Capital Pictures REPORTERS / Capital
JACQUES RIVETTE (DIRECTOR) in Ne touchez pas la hache **Editorial Use Only** CAP/FB Supplied by Capital Pictures REPORTERS / Capital ©REPORTERS / Capital

Jean-Luc Godard est désormais le dernier survivant des fondateurs de la Nouvelle Vague. Jacques Rivette s’est en effet éteint, le 29 janvier, à 87 ans, après Truffaut, Chabrol, Rohmer, Kast et Doniol-Valcroze. Comme eux, il a d’abord œuvré comme critique de cinéma.

Né en 1928 à Rouen, le jeune Rivette avait rencontré Truffaut, Chabrol et Godard à la Cinémathèque, lors de son arrivée à Paris, en 1949. Ce quatuor de cinéphiles passionnés fonde l’année suivante "La Gazette du cinéma", où Rivette théorisera les principes de la politique des auteurs, accordant à des réalisateurs de studio hollywoodiens, Alfred Hitchcock et Howard Hawks en tête, un statut de créateurs plutôt que de simples "faiseurs". Le groupe rejoindra ensuite "Les Cahiers du cinéma", dont Rivette deviendra rédacteur en chef en 1963 - le "Saint-Just", comme il se qualifiait lui-même, détrônant Eric Rohmer au terme d’un "putsch".

Entre-temps, Rivette aura signé un texte fameux, toujours cité : "De l’abjection" (1961). Il y fustigeait un travelling opéré par le réalisateur Gillo Pontecorvo dans "Kapo", au moment du suicide d’une déportée d’Auschwitz, interprétée par Emmanuelle Riva : "L’homme qui décide à ce moment de faire un travelling avant pour recadrer le cadavre en contre-plongée, en prenant soin d’inscrire exactement la main levée dans un angle de son cadrage final, cet homme n’a droit qu’au plus profond mépris" . Dans la foulée, il esquissait une éthique de l’artiste moderne que Godard résumera à son tour du lapidaire : "Les travellings sont affaire de morale" .

Le critique sait de quoi il parle, ayant déjà troqué la plume pour la caméra. Après avoir été l’assistant de Jean Renoir et de Jacques Becker, il signe "Le Coup du berger" en 1956. Ce premier court métrage, produit par Pierre Braunberger, lance la Nouvelle Vague, bientôt suivi d’un long métrage, "Paris nous appartient", en 1959.

La censure de "La Religieuse"

Mais c’est avec son deuxième film que Jacques Rivette se fait définitivement un nom. "La Religieuse" adapte le roman de Diderot, avec Anna Karina (alors la femme de Godard) dans le rôle de Suzanne, jeune fille cloîtrée contre son gré dans un couvent où elle doit subir les pires humiliations de la part d’une abbesse qui la croit possédée. Jugé sulfureux, le film sera interdit pendant près d’un an, sous la pression d’associations de parents d’élèves, avant d’enfin pouvoir sortir sur les écrans français en 1967, interdit aux moins de 18 ans. Provoquant la colère de l’intelligentsia - Godard signant par exemple une lettre ouverte au vitriol contre le "ministre de la Kultur" André Malraux -, cette censure ne sera définitivement levée qu’en 1975.

Sans être un provocateur, Rivette n’était pas insensible à l’érotisme. Cette sensualité, on la retrouvera par exemple dans "La Belle Noiseuse" en 1991, où la sublime Emmanuelle Béart pose nue pour Michel Piccoli. Soit une délicate transposition à l’époque contemporaine du "Chef-d’œuvre inconnu" de Balzac.

Fidèle à sa méthode très Nouvelle Vague, Jacques Rivette n’écrivait pas vraiment de scénarios, travaillant en amont avec ses comédiens pour mettre en place quelques directions générales, distribuant les dialogues la veille du tournage ou laissant ses acteurs improviser. Pour le cinéaste, l’expérimentation est en effet indissociable du cinéma, conçu comme une expérience sensorielle pour le spectateur.

Cette recherche passait notamment par un travail sur la lenteur et la longueur de ses films, qui font quasiment tous plus de 2h30. Ressorti récemment en DVD dans sa version originelle (réduite à 4h à sa sortie en 1971), "Out 1 : Noli me tangere" dure ainsi pas moins de 12h30, avec de jeunes comédiens de théâtre improvisant sur une histoire vaguement inspirée à nouveau de Balzac ("Histoire des Treize"). Un auteur fétiche dont il adaptera encore "La Duchesse de Langeais" en 2007, dans le très théâtral "Ne touchez pas la hache", à nouveau avec Michel Piccoli mais aussi Gérard Depardieu et Jeanne Balibar. Qu’il retrouvait en 2001 dans "Va savoir !", divagation élégante autour de Pirandello.

La collaboration avec Bonitzer

Puisant régulièrement dans la littérature classique et le théâtre, Rivette signe en 1985 "Hurlevent" (d’après Emily Brontë) avec Fabienne Babe et le jeune Lucas Belvaux. Mais qu’il s’agisse d’adaptations ou de scénarios originaux, le réalisateur sera resté fidèle au scénariste (et désormais réalisateur) Pascal Bonitzer, qui cosigne tous les films de Rivette à partir de 1984, dont l’un de ses plus célèbres en 1994 : "Jeanne la Pucelle", diptyque de plus de 5h avec Sandrine Bonnaire dans le rôle de Jeanne d’Arc. Il retrouve l’actrice quatre ans plus tard dans le polar "Secret défense".

En cinquante ans, Rivette aura signé 20 longs métrages. Une œuvre emplie de mystère dont la cohérence et la teneur profonde échappent à l’analyse. En 2007, il citait Dostoïevski à nos confrères de "Libération" : "L’histoire que j’avais à raconter s’arrête là, mais ceci est une autre histoire…" Une belle épitaphe.

Arte rediffusera lundi à 22h15 "Ne touchez pas la hache" (2007) avec Jeanne Balibar, Guillaume Depardieu, Michel Piccoli.

Michel Lonsdale et "Out 1"

Ce soir, Cinematek accueille Michael Lonsdale pour le lancement d’un cycle de ses films. Présent à Bruxelles, nous avons pu recueillir sa réaction au décès de Jacques Rivette. Il fut un des acteurs principaux d"Out 1 : Noli me tangere", ce film mythique de 12h30 projeté une seule fois au Havre avant d’entrer dans la mythologie du cinéma à la manière du monstre du loch Ness, réapparaissant ici et là dans un festival, jusqu’à son édition DVD, l’an dernier. En 1971, Rivette menait la course avec Godard pour celui qui serait le plus expérimental. Une scène majeure est l’improvisation démentielle d’une vingtaine de minutes dans laquelle Michael Lonsdale entraîne d’autres comédiens. "A cette époque, j’étais inspiré par le Living Theatre, par Grotowski. Rivette nous avait proposé comme thème de retrouver l’animal dans l’être humain. J’aimais son approche : on travaillait sans jamais répéter, c’était complètement improvisé. Je n’ai jamais vu le film."

"Je suis triste car on s’est séparés de façon idiote. En 1977, je jouais une pièce de Marguerite Duras, ‘L’Eden cinéma’, chez les Barrault. C’était une histoire triste, un spectacle poignant. En plein hiver, il m’appelle pour me demander de faire une improvisation la nuit dans la forêt avec Joe Dallesandro. Je lui réponds que la pièce est épuisante, je ne me sens pas le courage d’aller dans le froid, la nuit, improviser avec un acteur que je ne connaissais pas trop. Il n’était pas content. Sa scripte m’a appelé en disant que c’était très important pour lui. Je la connais trop bien la musique du ‘très important’. On m’a rappelé une troisième fois pour me dire que si je n’acceptais pas, il ne faisait pas le film. Mais qu’est-ce que cela veut dire ce chantage ! On ne s’est plus jamais parlé. Il était fâché, il n’avait pas eu son jouet. Sa réaction m’a étonnée, c’était celle d’un enfant capricieux. On s’est croisés un soir dans un théâtre, il ne m’a même pas dit bonjour. "

Filmographie sélective

1960 : Paris nous appartient.

1966 : Suzanne Simonin, la religieuse de Diderot.

1968 : L’Amour fou.

1971 : Out 1 : Noli me tangere.

1974 : Céline et Julie vont en bateau.

1976 : Duelle.

1981 : Le Pont du Nord.

1984 : L’Amour par terre.

1986 : Hurlevent.

1991 : La Belle Noiseuse.

1994 : Jeanne la Pucelle.

1995 : Haut bas fragile.

2001 : Va savoir.

2003 : Histoire de Marie et Julien.

2007 : Ne touchez pas la hache.

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