Julia Ducournau : "J’aime qu’une image provoque une sensation physique"
Publié le 15-03-2017 à 11h48
La réalisatrice française dévoilait son premier long métrage à la Semaine de la Critique, en mai. Assurée, passionnée, elle rejoint un intéressant sérail féminin du cinéma français.
Si "Grave" nous a convaincu d’une chose, c’est que le regard (brun) de Julia Ducournau mérite qu’on le suive. Les vingt petites minutes d’entretien décrochées au Festival de Cannes ne nous ont pas laissé le loisir de lui demander quelle est la constellation tatouée sur son épaule droite, mais elle semble être sa bonne étoile. A 33 ans, Julia Ducournau a de l’assurance et n’en fait qu’à sa tête. Très haute, d’ailleurs, cette tête de cette grande femme élégante qui en remontrerait, question classe et charisme, à bien des comédiennes prématurément star.
Vous avez étudié le scénario à la Fémis, à Paris, comme Marina de Van, Céline Sciamma, Alice Winocour et Rebecca Zlotowski. Comme elles, vous débutez à Cannes, avec un film qui traite du corps de la femme. Effet de génération ?
Le point commun est que nous faisons des films à forte personnalité. C’est vrai qu’on voit plus de femmes derrière la caméra aujourd’hui, avec des sujets féminins. Elles existaient avant mais on ne les laissait pas émerger. Je revendique moins la dimension féminine ou féministe.
L’idée de se battre contre la mue de son corps paraît très féminine pourtant.
Holalala, je crois que c’est universel. Ok, chez les femmes, il y a les menstruations et le corps qui change. Mais une artère bouchée, c’est une artère bouchée. Pour les femmes, il y a sans doute le regard des autres. Notre corps est sur le devant de la scène, je dirais. Mais les mecs aussi sont confrontés à cela à la puberté : ils se sentent moches, pas assez costauds, ils ont de l’acné. Mais si on parle de féminité, ce que j’ai voulu affirmer dans le film, c’est la vision d’une sexualité qui soit assumée et revendiquée dès le départ. Je voulais une femme qui n’a pas honte de son corps, mais qui s’interroge sur ses pulsions parce qu’elle sait que cela peut mettre les autres en danger.
Quelles furent vos premières émotions de cinéma ?
"Crash" de David Cronenberg (1996) pour ses corps-machines et sa sexualité. Son langage visuel m’a paru proche tout de suite. J’ai tout vu de lui après. A l’âge de neuf ans j’ai fait une obsession sur "Cria Cuervos" (1976).
C’est intéressant : Fabrice du Welz, qui pratique un cinéma très viscéral, comme vous, le cite également en modèle…
Carlos Saura flirte avec le fantastique, mais filme à hauteur des personnages. En même temps, il parle de l’Espagne franquiste, sans que ce soit le propos du film. C’est un film de genre avec une dimension très onirique. Plus récemment j’ai été marquée par "Insidious" de James Wan (2010). "Elephant Man" de David Lynch (1980) me fait pleurer à chaque fois.
On retrouve la traduction physique de la douleur psychologique des personnages dans les films que vous citez.
J’ai une approche psychanalytique du récit. J’aime qu’une image provoque une sensation physique, aussi.
Il paraît que vous avez attribué à chacun des personnages de "Grave" un totem pour le caractériser…
Oui. Adrien c’était l’aigle. A la fin Justine porte un t-shirt rouge avec des oiseaux. C’est un hommage à Adrien. Ella était la panthère - la féline. Cela se traduit dans la manière de bouger. Garance c’est le serpent qui mue. On a l’image littérale du changement de peau.
C’est aussi une image très psychanalytique.
Je parle beaucoup du corps qui souffre dans mes films. J’essaie de traduire ce qui se passe à l’intérieur. On ne maîtrise pas ce qui se passe dans notre corps. On n’a aucun libre-arbitre là-dessus. Si le corps est autonome, qu’est-ce que nous sommes ? Qu’est-ce qui fait de nous l’individu que nous sommes ? En quoi l’intégrité physique impacte-t-elle notre intégrité morale ? "Grave" est l’histoire d’une construction identitaire et d’une construction morale qui se fait en dépit d’un corps qui prend le pouvoir. C’est l’opposition entre l’animal et l’humain, parce que l’humain est doté d’une conscience qui entre en conflit, parfois, avec ses instincts.
Comment avez-vous choisi le Sart Tilman, à Liège, comme décor ?
J’ai décrit dans le scénario un campus qui n’existait pas - du moins je le pensais - parce qu’il est complètement sorti de ma tête. Je n’avais aucune référence culturelle, sauf celle du complexe touristique de la Grande Motte en France.. J’avais écrit "la Grande Motte dessinée par des architectes sous acide" - quelque chose de moderniste et en béton, très années 70. C’était totalement imaginaire. Lorsqu’on a commencé les repérages, nous avons cherché une école vétérinaire qui serait adaptée. Il fallait que ce soit une véritable école véto afin d’avoir des éléments décors réalistes et déjà présents. On n’avait pas les moyens de créer cela en décor. Mais en France, c’était compliqué et on ne trouvait pas le bon décor. Et lorsque nous avons discuté de cela avec mon producteur belge, Jean-Yves Roubin, il me dit : "C’est marrant : on a cela chez nous, à Liège". Et il me montre des photos sur Internet. C’était tout ce que j’avais imaginé. On a eu du mal pour obtenir les autorisations, mais on y est arrivé. Et heureusement, parce qu’après avoir vu les lieux, je ne pouvais plus envisager un autre décor.