"Three Billboards" : l’Amérique au bord de la crise de nerfs
Publié le 10-01-2018 à 08h03 - Mis à jour le 10-01-2018 à 08h29
En salles aujourd’hui, "Three Billboards" est une comédie drôle et dure sur l’Amérique profonde. Le dramaturge britannique Martin McDonagh y fait voler en éclats les démons d’une petite ville du Sud. Et place la géniale Frances McDormand sur une voie royale pour décrocher un second Oscar. Entretien.Dimanche soir, "Three Billboards Outside Ebbing, Missouri" (très mal traduit en français par "Les panneaux de la vengeance") a triomphé aux Golden Globes, décrochant pas moins de quatre prix. Et pas des moindres : meilleur film dramatique, meilleure actrice (pour la géniale Frances McDormand), meilleur second rôle masculin (pour Sam Rockwell, impayable en flic borné et raciste) et meilleur scénario pour Martin McDonagh, dramaturge britannique passé à la réalisation en 2008 avec "Bons baisers de Bruges" avec Colin Farrell et Brendan Gleeson en 2008.
En salles ce mercredi(*), son troisième film (après "Sept psychopathes", passé sous les radars en 2012) est d’ores et déjà l’un des grands favoris de la prochaine cérémonie des Oscars en février prochain, lors de laquelle McDormand pourrait s’adjuger une seconde statuette après celle décrochée en 1997 grâce à son rôle dans "Fargo" des frères Coen. Campant Mildred Hayes, une mère exigeant la justice auprès du shérif local pour le viol et le meurtre de sa fille, l’actrice américaine porte largement sur ses épaules cette comédie rentre-dedans, qui propose un portrait au vitriol de l’Amérique profonde en faisant exploser la bienséance d’une petite ville du Missouri.
La rampe de lancement de "Three Billboards", ce fut la Mostra de Venise en septembre dernier, où nous avions rencontré Martin McDonagh, quelques jours avant qu’il n’y remporte le prix du scénario.
Quel a été le point de départ de cette histoire ?
Il y a une vingtaine d’années, dans un bus, j’ai aperçu, dans un flash, quelque chose de similaire à ce que disent les trois panneaux du film (cf. ci-dessus). Je ne sais plus où c’était, mais c’était dans le sud des Etats-Unis. Je me suis demandé ce qui avait pu causer une telle peine, une telle colère, pour en venir à questionner publiquement la police sur ce qu’elle faisait pour résoudre un crime. Quel genre de personne pourrait faire cela ? Quand j’ai choisi que ce serait une mère, assez âgée, les choses se sont presque écrites toutes seules. L’histoire est sortie comme un démon…
Avez-vous écrit ce rôle de mère vengeresse pour Frances McDormand ?
Oui. Je ne pouvais imaginer personne d’autre pour jouer une telle intégrité, une telle vulnérabilité et qui soit, en même temps, à l’aise avec l’humour, qui ne joue pas en cherchant les rires. Je voulais aussi quelqu’un qui puisse incarner un personnage de la classe ouvrière sans que cela paraisse condescendant ou unidimensionnel. Honnêtement, Frances est la seule actrice que je connaisse capable d’incarner tout cela.
Auriez-vous pu raconter cette histoire en dehors des Etats-Unis ?
Cela aurait pu se passer en dehors du Missouri, mais ce devait être dans un des Etats du sud des Etats-Unis, parce que je voulais parler du racisme, de cette lourdeur du Sud. C’est vraiment une histoire américaine. Ces routes, ces panneaux publicitaires, ce sont des images américaines. J’espère qu’on n’a pas l’impression qu’il s’agit d’un regard extérieur sur une histoire américaine mais bien qu’il s’agit d’un film américain.
Comment vous êtes-vous plongé dans la mentalité américaine ?
J’ai beaucoup voyagé aux Etats-Unis ces 15 dernières années. Je pars toujours de New York, où je passe beaucoup de temps quand une de mes pièces y est montée. Ensuite, j’adore prendre des trains pour sillonner l’Amérique. Ces dernières années, j’ai aussi pas mal roulé, juste pour profiter des paysages, voir des villes, écouter les gens. L’Amérique est toujours quelque chose de très cinématographique pour moi. Pendant la préparation du film, j’ai voyagé à travers le Mississippi, l’Alabama, l’Ohio. Juste pour avoir un sens des routes, de la géographie, de la lumière…
"Three Billboards" est un film de colère. Est-ce comme cela que vous voyez l’Amérique d’aujourd’hui ?
Non. Le film n’est pas censé être le portrait d’une petite ville américaine aujourd’hui. C’est juste la vérité de ces personnages en particulier...
Pourtant, la tuerie de Charlottesville résonne inévitablement quand on voit le film aujourd’hui. Il n’en semble que plus pertinent…
Je ne peux rien y faire. Le film est le film. Et même si cette tuerie était arrivée pendant le montage et pas après, cela n’aurait rien changé. Ce qui change, c’est la façon dont je dois désormais parler du film. J’ai bien sûr un avis sur ce qui est arrivé à Charlottesville, mais cela n’a rien à voir avec le film. Je ne veux pas faire le lien, car il n’y en avait pas au départ… Même si je suis heureux d’arriver avec un tel film à ce moment, car je pense que c’est un film optimiste.
Le film aborde des thèmes qui déchirent la société américaine : la violence, le racisme… Pourquoi avoir choisi le biais de la comédie pour les traiter ?
C’est ma façon de faire, dans mes pièces comme dans mes films. Cet équilibre entre comédie et sérieux est toujours présent. Mais cette fois, il fallait vraiment s’assurer de ne pas verser que dans l’humour, dans la comédie stupide. On devait garder toujours un œil sur la tragédie du personnage de Frances, qui devait rester très sérieuse, même s’il se passe plein de trucs drôles autour. Dans un premier montage, il y avait plus de numéros de Sam Rockwell faisant l’idiot par exemple. C’étaient de super scènes mais cela nous éloignait de la tragédie. Pour moi, l’équilibre est parfait. Ce n’est jamais déprimant ou morne, mais, en même temps, l’humour ne nous éloigne pas du tragique de l’histoire.
Pensez-vous que ce film soit votre meilleur jusqu’à présent ?
J’aurais besoin d’un an ou deux pour pouvoir vous répondre... En le faisant, je me disais que j’avais vraiment envie qu’il soit aussi bon que "Bons baisers de Bruges", dont j’étais très heureux. Ce que je sais, c’est que jusqu’ici, les réactions vont dans le bon sens… Je suis très heureux du jeu des acteurs, de la musique… Ce qui est sûr, c’est que j’ai eu beaucoup plus de plaisir sur celui-ci que sur les deux précédents.
Pourquoi?
Je me pose moins de questions. Avant, j’avais cent idées pour chaque costume. Aujourd’hui, je me dis qu’au fond, je n’en ai rien à foutre… Si vous voulez que ce soit votre film, vous devez en garder le contrôle. Pour cela, il y a des guerres qu’il faut être prêt à mener. Il faut donc garder l’esprit clair sur ces combats et ne pas se disperser sur les choses inutiles…
(*) On lira la critique du film ainsi qu’un entretien avec Sam Rockwell en "Libre Culture".