"Phantom Thread" : l'art de la complexité selon Paul Thomas Anderson

Hubert Heyrendt

Daniel Day-Lewis brillantissime pour Paul Thomas Anderson, dans son dernier rôle au cinéma…Veux-tu que je renvoie Johanna ? Elle prend du poids à attendre que tu retombes amoureux d’elle… Je lui offrirai la robe d’octobre si cela te convient…" Conversation banale au petit-déjeuner, entre Reynolds Woodcock (Daniel Day-Lewis) et Cyril, sa sœur et secrétaire personnelle (Lesley Manville)… Grand couturier londonien chez qui vient s’habiller tout le gratin européen dans les années 50, dont une princesse de Belgique qui lui commande sa robe de mariée, Woodcock est un célibataire endurci, vivant dans des routines bien installées. Quand il séduit une nouvelle femme, ce n’est pas l’amour qu’il recherche, plutôt une source d’inspiration, un corps à habiller… Lassé de sa dernière conquête, il jette son dévolu sur Alma (Vicky Krieps), une jeune serveuse rencontrée et séduite dans un pub en bord de mer…

Après "Inherent Vice", un dernier film sous forme de divertissement psychédélique sur l’addiction des Etats-Unis aux drogues (adapté du roman de Thomas Pynchon), Paul Thomas Anderson revient avec une œuvre plus personnelle, qui s’inscrit directement dans le sillage de "The Master" (2012) et "There Will Be Blood" (2007). En effet, une fois encore, le cinéaste surdoué étudie les mécanismes du pouvoir. Non pas ici celui de l’argent du pétrole ou celui d’un gourou sur des adeptes crédules, mais le pouvoir que l’on exerce, insidieusement, sur l’être aimé. Dans "Phantom Thread", PTA met en scène un couple très étrange, pour ne pas dire totalement névrosé, en montrant comment, par son aura, son charisme, sa stature, un homme réduit une jeune femme au statut d’objet. Et ce avec la complicité très malsaine de sa sœur.

Une fois encore, le cinéaste californien impressionne par sa capacité à se faufiler entre les interstices du récit, à refuser tout manichéisme, pour créer une atmosphère de doute, d’étrangeté, nous plongeant dans les tréfonds de la psyché humaine. Aussi ténue la trame narrative soit-elle, la tension est permanente, notamment grâce à la partition au piano de son complice Jonny Greenwood. Et pas question de faciliter la tâche du spectateur, de lui indiquer quoi penser en prenant des raccourcis. Car rien n’est jamais certain, les situations sont mouvantes, indécises… PTA prouve définitivement qu’il est le cinéaste de la complexité. Une complexité d’autant plus déstabilisante que sa mise en scène n’a jamais été aussi retenue, sobre - il est loin le temps de "Magnolia" ou "Boogie Nights" ! Mais derrière la perfection de l’image, du cadre, de ces intérieurs classiques, derrière ces conversations banales, la violence en jeu dans ce couple n’en est que plus radicale, glaçante…

Est-ce parce qu’il s’agit de son dernier rôle au cinéma - il a en effet annoncé qu’il tirerait sa révérence à l’issue de sa seconde collaboration avec PTA après "There Will Be Blood" ? On a en tout cas rarement connu Daniel Day-Lewis aussi dense. Tout en retenue, en colère contenue prête à exploser, l’acteur britannique est à mille lieues de la "performance" à oscar - ce qui ne l’mpêche pas d’être en lice pour une 4e statuette... C’est justement dans cette sobriété que se faufile la peur qu’il inspire, la menace qu’il fait planer sur sa jeune muse.

Face à ce monstre d’orgueil (et de cinéma en ce qui concerne Day-Lewis), Vicky Krieps ne s’en laisse pas compter. Découverte en 2011 dans le film belge "Elle ne pleure pas, elle chante", revue dans "Möbius" d’Eric Rochant, "A Most Wanted Man" d’Anton Corbijn ou "Le jeune Karl Marx" de Raoul Peck, la jeune actrice luxembourgeoise se montre tout simplement parfaite en fausse ingénue, qui refuse de céder face à son amant, se montrant finalement aussi perverse, aussi retorse que lui.

Dans un jeu du chat et de la souris grandiose signé par le plus grand cinéaste contemporain qui, comme personne, est capable de passer du drame au grotesque, de la sobriété au lyrisme, pratiquant le cinéma comme l’opéra, comme un art total englobant la vie dans sa complexité, dans sa totalité. Avec six nominations aux oscars à la clé.

"Phantom Thread" : l'art de la complexité selon Paul Thomas Anderson
©ipm

Scénario, réalisation & photographie : Paul Thomas Anderson. Musique : Jonny Greenwood. Montage : Dylan Tichenor. Avec Daniel Day-Lewis, Vicky Krieps, Lesley Manville, Brian Gleeson, Julia Davis… 2 h 10.

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