"Strip-Tease", créateur de malaise
Publié le 21-02-2018 à 06h37 - Mis à jour le 21-02-2018 à 11h48
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Avec "Ni juge, ni soumise", "Strip-Tease" déboule sur le grand écran. Entretien avec les réalisateurs.Ni scénario préalable, ni commentaire, ni interview, ni musique additionnelle, ni visages floutés et la fanfare du "Combo belge" en guise de point final. C’est le cahier des charges bien connu de "Strip-Tease", l’émission de la RTBF qui a déshabillé la société belge et puis française (sur FR3) depuis les années 80.
A l’étroit sur le petit écran trop formaté, elle passe aujourd’hui sur le grand avec ce film "Ni juge ni soumise". Jean Libon, producteur historique de "Strip-Tease" avec Marco Lamensch, et Yves Hinant réalisateur de nombreux numéros, ont passé trois ans dans le bureau de la juge d’instruction bruxelloise, Anne Gruwez. Tout en essayant de résoudre une affaire vieille de 20 ans grâce aux progrès de la science, la juge voit défiler des individus dont elle doit décider du sort, la prison ou pas. On est souvent proche de la sidération tant on assiste à de stupéfiantes tranches de réel, drôles mais trash jusqu’au malaise, le but recherché par "Strip-Tease".
Yves Hinant, vous avez réalisé un documentaire exceptionnel "Le flic, le juge et l’assassin" produit par Jean Libon dans lequel se trouvait déjà la juge d’instruction Anne Gruwez. Souhaitiez-vous retravailler avec elle ?
Jean Libon : Quand les Français sont venus nous proposer de faire un "Strip-Tease" pour le cinéma, mon idée était d’en faire un sur les tueurs du Brabant, car on travaillait là-dessus à ce moment-là. Je me suis rendu compte qu’on n’allait pas y arriver en 2 heures. On s’est souvenu d’Anne Gruwez et on s’est dit qu’on ferait une enquête avec elle.
Car, comme on dit dans le métier, c’est un bon client ?
Yves Hinant : Non, ce n’est pas un bon client, c’est un bon caractère. C’est quelqu’un qui peut tenir le coup, qui est capable de ne pas nous endormir. Ce que j’aime chez elle, c’est sa capacité d’étonnement. Elle n’était pas demandeuse, mais on était obligé d’avoir un personnage comme celui-là.
Un personnage qui aime la caméra ?
Y.H. : Non. Son job, c’est de décider en une demi-heure, une heure, si la personne en face d’elle va retourner en tôle ou pas. Et elle n’a pas envie de se tromper, car, la semaine suivante, il y a la chambre du conseil et si elle s’est trompée, cela lui retombe dessus. Elle ne fait pas du cinéma, elle bosse vraiment. On est retourné chez elle, parce que dans son bureau on est confronté à un condensé d’histoires étonnantes.
J.L : Au-delà, on voit ce qu’est le travail du juge d’instruction. Ce serait bien que Koen Geens regarde ce film avant de prendre sa décision. Mais bien sûr, le film n’a pas été fait pour cela, puisqu’il y a trois ans, on ne parlait pas de la suppression du juge d’instruction.
"Ni juge ni soumise" semble matérialiser la dimension prémonitoire de "C’est arrivé près de chez vous". 25 ans plus tard, une vraie équipe suit un vrai juge haut en couleur.
J.L. : C’est complètement différent. C’est à l’opposé de "C’est arrivé près de chez vous" où tout était bidon. Ici, rien n’est bidon. En fait, à l’époque, ils essayaient de nous imiter, ils sont même venus nous trouver. Non, ce film est un "Strip-Tease" grand format à une époque ou "Strip-Tease" n’existe plus.
Certains parlent de ce film comme de la comédie de l’année. Cela vous fait plaisir ?
Y.H. : Je pense qu’on y entre en rigolant et en sort en se demandant ce qu’on a vu. Mais l’idée n’a jamais été de faire une comédie, je pense que c’est un film sur le mur qui se rapproche. La réalité est de plus en plus féroce.
"C’est arrivé près de chez vous" était un mètre étalon du rire. On riait beaucoup et puis, à un moment, on ne riait plus. Un moment qui n’était pas le même pour tout le monde. Il y avait un curseur. Certains s’arrêtaient très vite, d’autres riaient jusqu’au bout.
J.L. : Pour moi, c’est essentiel. Dans la vie, on doit rire de tout avec tout le monde. Mais, dans ce film, comme dans d’autres, j’essaie de bifurquer.
Y.H. : L’intention n’était pas de faire un film rigolo, mais, dans les ingrédients de" Strip-Tease", il y a l’humour qui, parfois, permet de tenir le coup. C’est qu’on voulait que les gens arrêtent de rire à un moment.
Personnellement, j’ai arrêté de rire en voyant l’absence de respect à l’égard du défunt lors de la scène de l’exhumation. On voit son corps nu lors de l’ouverture du cercueil, on entend les commentaires peu amènes, on voit le légiste faire les prélèvements d’ADN avec sa scie…
J.L. : Moi, je m’en fous si je suis mort. Des tas de gens détestent cette séquence et des tas de gens l’adorent. Des exploitants ont refusé le film à cause de cette séquence. Dans ce monde de mièvrerie, nous trouvons important de montrer la mort. Une loi permet de prendre des organes de votre corps pour les donner, c’est la même chose.
Y.H. : Cette situation existe. On n’a pas fait cette séquence pour être drôle, elle relève du travail du juge d’instruction puisqu’elle a ordonné cette exhumation. Je ne me suis pas dit : cette scène va être une poilade. Je pense que si on s’abstient de mettre cette séquence-là, la dernière, et deux ou trois autres ; on est dans le mètre étalon du politiquement correct. Lors du montage, on a eu beaucoup de discussions et on a retiré deux autres séquences. Je le regrette, mais le producteur paniquait. Il craignait de perdre l’autorisation aux moins de 16 ans. Ce film est un vrai polar. Dans plein de séries télé, on parle de prélèvements d’ADN. Nous, on montre comment cela se passe. Mais on ne veut pas faire le buzz avec cette séquence-là non plus. En fait, on est en dessous de la réalité. Mais aujourd’hui, il ne faut pas montrer ceci, il ne faut pas montrer cela, il faut toujours réduire. Il faut penser positivement. Il faut montrer la maladie, mais avec des gens qui s’en sortent, montrer la prison avec des détenus qui se réhabilitent, la crise migratoire avec des migrants qui s’intègrent. D’ailleurs, je ne vois pas en quoi le film est politiquement incorrect.
Il est politiquement incorrect, car la juge d’instruction ne voit défiler dans son bureau que des Maghrébins, que des étrangers.
J.L. : C’est la réalité à Bruxelles. On a filmé 80 personnes, il y avait trois Blancs. Le producteur l’a montré à une Marocaine pour connaître son avis. Elle a dit : "Je ne vois pas des Marocains, je vois des pauvres."
Y.H. : On a choisi les histoires qui étaient intéressantes pour le film. On ne s’est pas dit : on va se faire attaquer là-dessus alors on va mettre un bon Blanc pour se protéger. Le bureau en face d’Anne Gruwez est celui du juge Claise qui traite les affaires de délinquance financière. Là, il n’y a que des Blancs qui défilent. On s’est posé la question : ne mettrons-nous pas un Blanc pour la bonne conscience. En plus, on en avait une bonne histoire avec un type qui déballe tout. On l’a mise et on l’a retirée, ça ne fonctionnait pas dans le film.
J.L. : "Strip-Tease", c’est cela depuis le début. Une des premières lettres qu’on a reçues après la diffusion de "Strip-Tease", en 87, disait en gros ceci : "Nous sommes trois générations - grands-parents, parents, enfants - et nous regardons ensemble votre émission,. Quand c’est fini, on ferme la télé et on s’engueule." C’est formidable. Il y a toujours du pour et du contre. "Strip-Tease" crée du malaise.