Manu Bonmariage, cadreur de génie et "ethnologue de proximité"
Le réalisateur, décédé ce samedi soir, n’aimait pas le qualificatif de "documentariste". A l’intersection des débats sur le "cinéma du réel" et son éthique, ce cameraman borgne a forgé un style personnel.
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Publié le 06-06-2018 à 11h46 - Mis à jour le 07-11-2021 à 08h38
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"Un jour, un voisin qui possédait une petite caméra 8mm, sans son, m'a filmé. Je ne me suis pas reconnu à l'image […]. C'est cela que j'ai trouvé intéressant dans ce médium qu'est le cinéma, à savoir qu'il peut nous aider à nous découvrir." (1) En filmant les autres, Manu Bonmariage a-t-il cherché à se connaître ?
Né à Chevron dans les Ardennes belges, en 1941, le futur réalisateur tâte du théâtre à l'adolescence. Il veut en faire son métier. Un proche le guide vers l'Ihecs, qui se trouve alors à Tournai. "Un an après, je ne voulais plus être comédien, j'avais pris goût au journalisme et aussi au cinéma à cause d'un prof qui m'a donné le goût de filmer" confiait-il à Fernand Denis dans "La Libre" en 2015.
D’abord assistant d’Henri Storck, figure tutélaire du documentaire belge, il devient cameraman à la RTB et fait ses armes comme reporter. Dans les années 1970, il couvre la fin de la guerre du Vietnam ou les débuts de celle du Liban…
Il forge son style : un sens du cadre et de l’instant, et un art de l’entretien intime.
Le premier découle d'un handicap transformé en atout : Manu Bonmariage est borgne depuis l'enfance. "J'ai perdu un œil à l'âge de 7 ans. […] Beaucoup plus tard, je m'en suis réjoui car avec ma vision monoculaire, je cadre beaucoup plus vite que les autres."
Le second trouve aussi ses origines dans l'enfance. "Je suis né à l'orée d'un bois, le village était à 2 km. A cause de cet isolement, […] j'avais besoin de voir comment les autres vivaient, ce que mangeait le fermier. Cette curiosité m'a habité en permanence mais je ne l'ai jamais trouvée malsaine, c'est comme une exploration."
Explorateur à la caméra ou, comme il le dit lui-même, "ethnologue de proximité", qualificatif qu’il préfère à celui de "documentariste" : il est un réalisateur de l’immersion, filmant ses sujets au plus près. Il crée avec eux une intimité qui libère la parole - au risque que certains se sentent a posteriori "manipulé" - comme le prêtre de "Ainsi soit-il" dont on peut voir une réaction outrée dans "Manu".
Le réalisateur s'en expliquait dans "La Libre", en 2015 : "On m'a souvent reproché cette proximité, cette indiscrétion, ce voyeurisme, selon certains. Je ne sais pas faire autrement, c'est mon œil qui questionne. […] Je suis pour la complicité de la caméra avec les personnages. Il faut être dans un état de communion, d'empathie. Cela oblige le cinéaste de rentrer dans le jeu. Il n'est pas un témoin, il est dedans. Et le spectateur aussi d'une certaine façon."
Truisme de la réalisation : le montage est écriture. Dans le documentaire, s'y exerce le point de vue du réalisateur, après le tournage. Puisque Bonmariage se qualifie "d'ethnologue de proximité", notons que l'anthropologue américaine Margaret Mead souligna que certains ethno-réalisateurs ont pu "imposer leur point de vue sur la culture et les gens qu'ils filmaient". Pour le documentariste américain Frederick Wiseman, "le problème à résoudre au montage (est) de trouver comment donner une idée juste de ce qui s'est (déroulé)". Johan Van der Keuken revendique au contraire "une véritable réinterprétation". Henri Storck, premier mentor de Bonmariage, estimait que le documentaire était "la recherche éperdue de restituer le vrai", mais ajoutait : "la vérité est subjective" (2).
A l'intersection de ce débat, Manu Bonmariage a pu flirter avec la dramatisation et une forme de mise en scène, quoi qu'il en dise. "Dans certains films, […] il a donné aux sujets filmés la liberté de composer leur propre personnage de façon plus ou moins spontanée" estimait Geneviève Van Cauwenberge dans "Dic Doc" (3).
Mais, clé de son intégrité, le réalisateur respecte ses sujets et sut faire preuve de pudeur. C’est un humaniste sincère, comme en témoignent "Du beurre dans les tartines" (1980), "Avoir vingt ans en prison" (1984) ou "Allô Police" (1987).
Reste que, comme Manu enfant, ses protagonistes ne se sont pas toujours reconnus à l'image - aveuglés par celle qu'ils avaient d'eux-mêmes ou qu'il leur renvoyait. Comme le disait maître Xavier Magnée, réagissant aux "Amants d'assises" en 1992 : "nous ne sommes plus les mêmes lorsque les médias nous observent".
1. Propos recueillis par Richard Olivier, in "Big Memory", Les Impressions Nouvelles, 2011.
2. Lire à ce sujet "Le documentaire : un autre cinéma", Guy Gauthier, Armand Colin, 2011.
3. Communauté française de Belgique, 1999.
Filmographie sélective:
- De Saïgon à Ho-Chi-Minh (1975, 55 min) : en avril 1975, Josy Dubié et Manu Bonmariage furent les seuls reporters témoins de l'entrée des troupes nord-vietnamiennes à Saigon, la capitale du sud, point final de la guerre du Vietnam.
- Du beurre dans les tartines (1980 - 55 min) : la restructuration d'une entreprise métallurgique, du point de vue des ouvriers, des cadres et du patron.
- J'ose (1983 - 97 min) : le portrait de José Bragard, personnalité à la nature extravertie et cabotine, en butte à la société, sur fond de délinquance. Ce deuxième long métrage valu à Manu Bonmariage le prix du meilleur Film social.
- Allô police (1987, 77 min) : le quotidien d'une équipe de police à Charleroi. Des tranches de mini-drames sociaux, graves ou absurdes. L'anti- "Cops" avant l'heure.
- Les Amants d'assises (1992, 86 min) : la chronique du procès et des déchirements de deux amants qui ont tué par passion. Un film-choc qui fit scandale et suscita des questions sur sa part de mise en scène ou de reconstitution.
- Amours fous (1999 - 68 min) : l'amour au sein d'un centre psychiatrique, dont les pensionnaires contournent les interdits de vivre en mixité.
- Ainsi soit-il (2007, 60 min) : Le réalisateur a suivi pendant un an Jean, un curé de campagne apprécié, qui aime Micheline, son assistante paroissiale.
- Vivre sa mort (2015, 100 min) : portrait de deux hommes en phase terminale, avec en toile de fond une interrogation sur l'euthanasie. Et où le réalisateur semble questionner sa propre fin de vie.