David Oelhoffen : "Dans ces banlieues, il n’y a pas d’espoir d’égalité ou d’intégration"
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Publié le 03-10-2018 à 10h50
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Le cinéaste français est parti de la rencontre de vrais trafiquants pour imaginer son nouveau film.En septembre, David Oelhoffen retrouvait la compétition de la Mostra de Venise avec Frères ennemis, quatre ans après y avoir présenté Loin des hommes, avec Viggo Mortensen et Reda Kateb. C’est d’ailleurs en pensant à ce dernier qu’il a écrit le personnage de Driss, le flic de son nouveau film. "Je voulais faire un film de genre, avec une histoire très classique, confie le réalisateur français à un petit groupe de journalistes étrangers. J’avais très peur de cela. Je voulais donc ajouter quelques singularités à cette histoire. Une des premières idées, c’était d’avoir un flic aux racines algériennes, et non un type blanc pour jouer le flic et un arabe pour le trafiquant. Dès le départ, j’ai pensé à Reda pour Driss. Nous sommes amis ; on a travaillé ensemble il y a quelques années. On a beaucoup parlé du film, de nos vies. Et j’ai vu un lien entre Reda acteur et Driss policier. Il y a toujours une tension, d’après ce que Reda m’a dit, entre l’étiquette qu’on vous colle et ce que vous ressentez à l’intérieur. En tant qu’acteur nord-africain en France, on vous offre toujours le même type de personnages…"
Face à Kateb, pour jouer le dealer de banlieue Manuel, Oelhoffen a choisi le Flamand Matthias Schoenaerts, qui retrouve un rôle de truand un peu analogue à celui qu’il jouait pour Michaël Roskam dans Le fidèle . "J’ai vu comme tout le monde Rundskop il y a quelques années. J’ai été très impressionné par le film et par Matthias. J’ai vu ses films après et, chaque fois, j’ai été très surpris par sa puissance et, dans le même temps, par sa fragilité et sa sensibilité."
Dans Frères ennemis, Oelhoffen inverse donc les conventions, en proposant à Reda Kateb de camper celui qui, par son statut de policier, sa maîtrise de la langue, le fait qu’il vive à Paris et non plus en banlieue, représente la France. Quitte à perdre la confiance de son milieu d’origine. "C’est un personnage avec des origines nord-africaines, qui a rejeté sa famille. Il essaye de construire son identité à Paris en tant que gars normal, sans origines. Le film est l’histoire de Driss, qui tente de rentrer chez lui, car il réalise que le prix à payer est trop fort. La scène où il retourne chez ses parents est très importante pour moi. C’est la même chose pour Manuel. Il a grandi seul en banlieue, où il s’est trouvé une famille. Il se sent profondément appartenir au clan marocain. Mais c’est faux ; il a construit sa vie sur un mensonge. Lui aussi essaye de retourner chez lui, vers son ex-femme et leur enfant. Mais c’est trop tard…", commente le réalisateur.
Plus que la relation entre ces deux Frères ennemis, ce qui séduit le plus dans le film, c’est la qualité de la description du milieu des trafiquants, loin de toute forme de romantisme. "Ce film est né de l’opportunité que j’ai eue de pouvoir parler à de vrais trafiquants grâce à une amie avocate, explique Oelhoffen. Dans ses clients, elle a de très gros trafiquants. Je lui ai demandé de les rencontrer. Et il y avait un très grand écart entre ce qu’ils m’ont raconté et l’idée de vies beaucoup plus romantiques que j’avais en tête… C’était surprenant de voir combien ils avaient des vies de merde. Ils n’ont pas peur de la loi ou des flics mais de la concurrence, des autres trafiquants. J’étais également surpris par ces types eux-mêmes… Ils pourraient tuer quelqu’un s’il le fallait mais ils sont très sympas, intelligents. J’étais très intéressé par cet écart entre le fantasme romantique que l’on a grâce au cinéma américain et la vraie vie qu’ils mènent, en France en tout cas."
De la même manière, Oelhoffen refuse les clichés dans sa description de la banlieue, qu’il filme au plus près du réel, très loin de La Haine ou Ma 6-T va crack-er par exemple. "Une banlieue comme celle que je filme, pour les gens qui y vivent, c’est à la fois un environnement très anxiogène et un cocon, une protection, explique-t-il. Beaucoup de gens haïssent et aiment leur quartier en même temps. Visuellement, il fallait filmer cela parfois de façon positive et à d’autres moments, cela devait être horrible. Et pourtant, c’est le même endroit… On a essayé d’adapter la forme à ce que les gens ressentent là où ils vivent."
Plus qu’un véritable polar, ce qui intéresse Oelhoffen, c’est l’aspect tragique du destin, figé, de ses personnages. "C’est plus une tragédie qu’un film policier, reconnaît le cinéaste. Il y a ce sentiment de tragédie parce que, quand vous êtes né et vivez dans ce genre de quartiers, vous n’avez pas de choix. C’est cette notion de destin qui amène la tragédie dans l’histoire. Ce n’est pas une décision que j’ai prise à l’écriture, cela s’est fait naturellement. Cela correspond à la façon dont je vois la société française aujourd’hui. Peut-être s’agit-il d’une position politique amère, pessimiste, mais c’est une tragédie car c’est comme ça que cela se passe."
Estimant que la France a, par son Histoire, un lien indissociable avec les populations du Maghreb, David Oelhoffen se sent comme une obligation d’aborder ces personnages dans ses films, en refusant de les stigmatiser. "Si vous voulez lutter contre la criminalité, il faut lutter contre la pauvreté. On a des problèmes très lourds en banlieue mais on paye le fait que la France, il y a 30 ans, après une longue histoire coloniale, n’a pas bien accueilli tous ces gens dont on avait besoin et qui sont venus travailler. On a créé des ghettos en banlieue, avec aucun système de transport public, aucun moyen de connecter cette population avec la nation. Ce qui a créé un profond ressentiment, une haine, que l’on va devoir payer collectivement pour des générations et des générations. Ce que montre peut-être ce film, c’est que dans ces banlieues, il n’y a pas d’espoir d’égalité ou d’intégration. Je pense que ça peut changer avec l’éducation, mais cela prendra du temps, car le ressentiment est très profond", conclut le réalisateur.