Le cinéaste Pema Tseden : "Je veux montrer la réalité du Tibet"
“Tharlo”, cinquième film du pionnier du cinéma tibétain, sera projeté à Bozar à Bruxelles. L’occasion de découvrir une région en mutation, loin du folklore.
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Publié le 05-03-2019 à 11h47 - Mis à jour le 06-03-2019 à 09h34
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Tharlo, le berger tibétain, biberonne un agneau en déclamant un célèbre discours de Mao comme s’il récitait un sutra bouddhique. Le commissaire de police, qui l’a fait descendre de la montagne pour lui établir une carte d’identité, n’en revient pas. Quelle mémoire il a, ce pasteur, avec sa drôle de petite natte dans le cou. La première scène de Tharlo, long-métrage du réalisateur Pema Tseden, est puissante. Elle se déroule dans sa région natale, sur une vaste partie plateau tibétain devenue province chinoise du Qinghai.
Tharlo ne comprend pas bien pourquoi on doit lui faire ces papiers : il sait bien, lui, qui il est. Il s’occupe consciencieusement de moutons et se dit que, rendant ainsi service, sa mort pèsera plus de poids que le mont Tai. Comme l’a dit le Grand Timonier. Mais soit, puisque le commissaire l’envoie faire une photo d’identité en ville, il ira. Et le berger, tombé sous le charme de la coiffeuse, sombrera lentement au contact d’un monde moderne, superficiel, auquel il n’était pas préparé. Sa mort pèsera moins qu’une plume d’oie sauvage. Comme l’a dit le Grand Timonier.
Ce film, parabole du Tibet contemporain, sera projeté en Belgique à Bozar, en collaboration avec l’asbl Lhasava. Une première pour Pema Tseden, précurseur d’un cinéma tibétain émergent en Chine.
Les mots et l'image
L’homme maîtrise son sujet. Il est né dans une famille de nomades. Il n’avait pas dix ans quand un film a été projeté dans son village. “C’était la première fois que j’entrais en contact avec l’art, j’étais très impressionné”, se souvient-il. À l’époque, il aimait lire et écrire. “Je rêvais de devenir écrivain.” Il est le seul des enfants de la famille à avoir poursuivi des études, en mandarin, à l’Institut des nationalités du Nord-Ouest. Il a tracé sa vie d’artiste avec sa plume, en chinois et en tibétain (un recueil de ses nouvelles, Neige, a été publié en français chez Picquier), appréciant par-dessus tout d’accéder par l’écriture “à une sorte d’état suprême où le corps et l’esprit prennent un rythme d’une lenteur merveilleuse”. Pema Tseden est du genre calme et tranquille.
Et puis l’image a rejoint les mots. L’auteur a décroché une bourse pour suivre des études à l’Académie du film de Pékin – dont il est le premier diplômé tibétain. “Je n’avais aucune conception de ce qu’était un film !” Il y découvre et apprécie Abbas Kiarostami, Ingmar Bergman, Federico Fellini. Il y a aussi les frères Dardenne, dont il a beaucoup regardé les films pendant ses années d’études.
Naturellement, il s’est mis à réaliser des œuvres sur le Tibet. Ce n’est pas qu’il n’en existait pas, c’est qu’elles ne reflétaient pas sa réalité. “J’en ai vu beaucoup, mais elles étaient éloignées du style de vie traditionnel et de l’esprit des Tibétains.” Montrer sa région telle qu’elle est, “c’est pour cela que j’ai étudié le cinéma”. Immédiatement, l’authenticité de ses films a tranché avec les longs métrages chinois tournés en mandarin, vus à travers le prisme dominant du pays du Milieu. “Les gens qui ne sont pas Tibétains ne voient pas forcément la différence mais, nous, cela nous saute aux yeux”, assure-t-il. L’usage de leur langue par les acteurs est essentiel aussi, car “elle transmet une manière de penser” propre à leur culture, qui n’est pas chinoise.
Être réalisateur tibétain en Chine
Aujourd’hui, son cinéma inspire ses écrits, sa littérature inspire ses films. Les scénarios de Tharlo et Jinpa, tous deux primés au Festival international des cinémas d’Asie de Vesoul et présentés en sélection Horizons à la Mostra de Venise, sont tirés de nouvelles (des siennes et d’une de Tsering Norbu). Pas de folklore ni d’exotisme ici. “Tous mes films parlent du changement de style de vie et des mentalités des Tibétains”, dit-il. Pour servir son propos, il lui tient à cœur de se détacher de la dimension photogénique des montagnes et des traditions du haut plateau. “Je veux abandonner tout cela pour montrer la réalité.” Le tournage de Tharlo en noir et blanc s’est imposé. “Avec un film en couleurs, les spectateurs auraient été captivés par le paysage fascinant, alors que je voulais qu’ils se concentrent sur le personnage”. Un berger qui “n’a pas beaucoup de choix”. “Dans sa vision du monde, il y a les méchants et les gentils, tout est noir ou blanc.”

De plan fixe en plan fixe, avec un cadrage d’une étonnante originalité, la narration fait du spectateur le témoin de la longue descente aux enfers de Tharlo, de l’émoussement d’un mode de vie. Les plans durent, comme des tableaux en mouvement racontant deux mondes en temps réel. La satire de l’évolution des mœurs n’est pas loin, l’humour – subtil – fait sens. “J’espère qu’après ce film, les gens pourront discuter plus de la situation des Tibétains”, tente Pema Tseden, mettant aussi “chaque Tibétain” face à ses responsabilités. “Si la langue pouvait être plus utilisée dans la vie quotidienne, ce serait mieux…” Le mandarin creuse son sillon.
Le contexte politique et idéologique chinois ne dessine en toile de fond. “Il devient de plus en plus difficile” d’être réalisateur tibétain en Chine, témoigne d’ailleurs Pema Tseden. “Les Tibétains doivent obtenir plus d’autorisations” que les Chinois pour se lancer dans l’aventure cinématographique. L’audience étant très faible, il est aussi “très compliqué de trouver de l’argent”. Pourtant, derrière lui, de jeunes réalisateurs montent. Et ça, “c’est très réjouissant”.
--> Vendredi 8 mars, 19h30, à Bozar (Studio). Prix : 6 €.
Des comédiens plus vrais que nature

Le réalisateur Pema Tseden y tient : “parce que je raconte des histoires tibétaines, il est très important de faire jouer des acteurs qui parlent tibétain”. Il y a quelques années, “je n’en trouvais pas de très professionnels” – ses premiers films ont été tournés avec des amateurs. Alors quand Tharlo est sorti, beaucoup ont cru que le berger, plus vrai que nature, jouait son propre rôle. Certes, Shide Nyima a grandi dans une famille nomade, mais il est, depuis, devenu un comédien de télévision populaire. “Aujourd’hui, je trouve des acteurs professionnels pour jouer dans mes films”, confirme Pema Tseden. La jeune femme qui fait chavirer le cœur du berger est incarnée par une actrice du petit écran, Yangshik Tso, qui est aussi chanteuse – ce qui rend particulièrement savoureuse la séquence où la jeune femme chante comme une casserole au karaoké. Autre clin d’œil de Pema Tseden, relevé par sa traductrice Brigitte Duzan, le commissaire de police qui s’émerveille de la capacité de Tharlo à réciter un discours de Mao est joué par Tashi, un acteur connu lui-même pour ses interprétations... de Mao.