"Celle que vous croyez" avec Juliette Binoche, ou le vertige de l’amour sur Internet
"Celle que vous croyez" de Safy Nebbou avec Juliette Binoche est un film dans l’air virtuel du temps. Rencontre avec le réalisateur.
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Publié le 06-03-2019 à 09h47 - Mis à jour le 06-03-2019 à 10h25
"Celle que vous croyez" de Safy Nebbou avec Juliette Binoche est un film dans l’air virtuel du temps. Rencontre avec le réalisateur. Dans Celle que vous croyez, Safy Nebbou met en scène Juliette Binoche dans le rôle d’une femme brisée qui sort de la déprime et retrouve la passion sur Internet en se faisant passer pour une blonde de 24 ans. Le cinéaste de Dans les forêts de Sibérie et L’autre Dumas réalise un film dans l’air du temps, celui des faux profils, des pièges des réseaux sociaux, des nouvelles pathologies psy.
Vouliez-vous faire un film dans l’air du temps et des réseaux sociaux ?
Aujourd’hui, sur les réseaux sociaux, beaucoup de gens s’inventent une vie, une personnalité, même un physique. D’une certaine manière, ils font du cinéma. Aujourd’hui, on existe dans le réel et dans le virtuel et cela ne finit pas toujours en drame. Il y a aussi des histoires très heureuses grâce aux réseaux sociaux. J’ai voulu mesurer leur dimension sociale. Les sentiments sont bien réels, les rapports sont humains même s’ils sont traversés par un média.
On se dit qu’une spécialiste des "Liaisons dangereuses", qu’une femme suréquipée intellectuellement aurait dû éviter ce piège.
C’est cela qui est intéressant. J’ai nourri le personnage avec Choderlos de Laclos, avec la Maison de poupée d’Ibsen, avec Duras. Elle est équipée pour sa génération, pas forcément celle des réseaux. Cela me plaisait que ce soit une femme cultivée, d’ailleurs je soupçonne que la mésaventure soit arrivé à Camille Laurens, l’auteure du roman. Toute cultivée qu’elle est, elle est tombée dans ce piège, car elle était dans cette situation de femme abandonnée, dans une forme de solitude et d’humiliation. Elle s’est reconnectée au monde et à l’amour grâce aux réseaux.
Les jeunes générations sont-elles plus conscientes des risques, des faux profils, des faux comptes Instagram, Facebook ?
Le film aurait eu bien moins d’intérêt dans un milieu plus jeune. On n’attend pas cette femme dans cet univers-là. C’est une femme en prise avec un vertige exaltant. Elle a envie que cela dure mais elle a un problème, elle ne peut pas se démasquer.
C’est un drame mais il a une dimension drôle, à cause du langage qui identifie la tranche d’âge.
La manière de se parler sur les réseaux est très différente : on ne se préoccupe pas de l’orthographe, de la syntaxe, on utilise les smileys, c’est un nouveau langage. Pour être crédible avec son avatar, elle est obligée d’utiliser ce langage. Elle dit "crevard", car un nul, un naze, un has-been ça fait vieux. Aujourd’hui, le mot qui claque, c’est crevard.
"Dans la vraie vie, je suis devenue invisible", dit-elle.
C’est son drame, elle n’a pas renoncé à être regardée. Et c’est bien plus terrible pour les femmes que pour les hommes. J’aime cette idée que cette femme ne renonce pas à son désir. Et même si elle le fait à travers un personnage inventé, elle n’accepte pas de passer du visible à l’invisible. À travers son avatar, elle réapprend à s’aimer, telle qu’elle est.
Pourquoi avoir choisi Juliette Binoche qui est loin d’être invisible ?
Elle a 54 ans et ce qui est formidable, c’est qu’elle accepte de multiplier les visages. Sa grande intelligence est de se montrer meurtrie dans son âge et d’être crédible dans ce qu’elle a de juvénile. Quand j’ai écrit le rôle, je ne voyais personne d’autre pour être au rendez-vous de cette multiplicité. Ce fut une collaboration très active, très en amont. Elle propose beaucoup et ce que j’aime avec elle, c’est qu’elle a une vraie vision du film. Mon travail, c’était d’avoir un regard bienveillant pour qu’elle s’autorise à être libre, à lâcher prise, à sortir de sa zone de confort. Il fallait qu’on sente le vertige chez elle.
Vouliez-vous créer un vertige chez le spectateur avec la seconde partie ?
Ce twist m’a donné envie de faire ce film, car il oppose une forme de réalisme à la fiction et c’est notre travail de cinéaste en permanence. Je ne voulais pas d’un film naturaliste, mais d’un film construit, avec une dimension sociétale. Quand on va au cinéma aujourd’hui, on accepte de passer un deal avec cette fiction. On sait que ce qu’on nous raconte est faux mais on veut y croire. Je n’aurais jamais pu imaginer ce film, il y a quelques années. Sans les réseaux sociaux, il n’existe pas. Et le film se vend en Italie comme au Chili, car il a une résonance dans le monde entier. On est tous concernés par ce rapport au virtuel.
En choisissant Nicole Garcia, vouliez-vous montrer que les psys sont déstabilisés par la place prise par le virtuel ?
Souvent, on montre le psy en fonctionnement, je le montre en dysfonctionnement, car elle ne conserve pas la distance. Quand j’ai écrit le scénario avec Julie Pyer, j’ai rencontré beaucoup de psys. Ils m’ont dit qu’ils n’étaient pas encore armés par rapport aux dysfonctionnements, aux effets des réseaux sociaux. Moi, je pense que les réseaux sociaux sont d’abord une réponse à une grande solitude. Avant, quand on était seul chez soi, on était seul chez soi. Maintenant, on peut être seul chez soi et communiquer avec le monde entier.