Le motel, envers du rêve américain
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Publié le 03-04-2019 à 11h14 - Mis à jour le 04-04-2019 à 09h34
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Ce mercredi, sort "Vacancy", primé au récent Festival Millenium. La documentariste Alexandra Kandy Longuet y est partie à la rencontre de femmes et d’hommes qui survivent dans des motels miteux. Pour un portrait d’une autre Amérique, celle des déclassés.
Ce lundi après-midi, on retrouvait la cinéaste Alexandra Kandy Longuet dans un bar bruxellois pour évoquer sa nouvelle Odysée américaine, Vacancy. Basée à Bruxelles, après avoir vécu sur la Côte Est américaine dans son adolescence, la documentariste française évoque sa rencontre avec les perdants du rêve américain, obligés de survivre au jour le jour dans des motels miteux de Californie.
Votre film précédent était déjà tourné aux États-Unis. D’où vous vient cette fascination pour ce pays?
De mon séjour aux États-Unis, m’est resté quelque chose de très fort, un mélange d’attraction et de répulsion. C’est une zone de frottement, un endroit où il y a du questionnement et où, du coup, le cinéma peut s’infiltrer. Il y a vraiment quelque chose de paradoxal aux États-Unis, qui me pose beaucoup de questions. Ce que j’ai découvert aussi, c’est qu’il y a un rapport très différent à soi aux États-Unis. Les Américains n’ont pas de problème à parler d’eux-mêmes, à communiquer leurs émotions, à verbaliser ce qu’ils ressentent. Et ça, c’est une superbe matière cinématographique.
L’idée de filmer les motels vous est-elle venue de vos voyages aux États-Unis?
Oui. Il y avait aussi le livre Lieu commun : le motel américain de Bruce Bégout, paru en 2003 et qui m’avait beaucoup interpellé à l’époque. C’est un essai philosophique sur les motels, sur la correspondance entre les gens qui y vivent et leur architecture. Le motel incarne parfaitement cette dimension paradoxale des États-Unis. Entre mes propres souvenirs et la lecture de Bruce Bégout, la crise de 2008 est passée par là. La population des motels a beaucoup changé. De plus en plus de gens ayant tout perdu dans la crise se sont retrouvés à vivre dans des motels sans l’avoir désiré… Il y a de plus en plus de motels à la semaine ou au mois, tout un réseau parallèle aux motels de voyageurs.
Inscrit dans notre imaginaire collectif, le motel est aussi un décor de cinéma en soi…
On ne peut pas faire un film aux États-Unis sans prendre en compte la manière dont l’imaginaire américain nous nourrit, à travers les films, les séries… On ne peut faire un film sur les motels sans prendre en compte tout Lynch, l’univers des films d’horreur, Bagdad Café, Memento, Lolita… Dès le départ, on a voulu jouer sur cette image fantasmée du motel - d’autant que la vision qu’on en a, en Europe, est plutôt celle du motel accueillant de Bagdad Café, alors que, pour les Américains, le motel est un lieu sordide. On a joué avec ce code-là pour mieux le déjouer et montrer la réalité du motel aujourd’hui…

S’il est très ancré dans la réalité, votre film s’offre également des plages plus poétiques…
Cet onirisme naît des personnages, qui ont tous une zone de folie, de décrochage dans leur quotidien et, en général, cela se passe la nuit. Le motel est normalement un refuge, un endroit où l’on vient pour se reposer la nuit… Mais finalement, ces nuits sont peuplées de fantômes, de cauchemars, de regrets, de tout ce qu’on a laissé derrière soi. Une manière d’intégrer cela au film était de le faire de façon métaphorique, à travers ces passages oniriques, car on ne voulait pas le montrer crûment.
Comment avez-vous rencontré ces personnages?
Ce sont des semaines et des semaines de repérages, où je suis partie seule pour appréhender la réalité de cette vie dans les motels. Pour, après, pouvoir construire une narration en fonction et non plaquer une idée reçue. Donc faire l’expérience du temps qui se répète dans les chambres. Ensuite, une rencontre en amène une autre…
Le fait que vous étiez une femme vous a-t-il aidé?
Être une femme et en plus un duo de femmes, car je tourne avec ma cadreuse Caroline Guimbal, aide énormément. Cela induit un rapport d’écoute qui n’est pas du tout le même. Avec les hommes, Beverly a plus un rapport de séduction. Et les trois gars ne se seraient jamais confiés à un homme, car il y a une question de fierté. L’écart d’âge a aussi joué. Ils sont tous à une étape de leur vie où ils font le bilan, regardent en arrière… Le film leur proposait un lieu d’écoute, d’échange, avec beaucoup d’amour et d’empathie.
Ces gens sont les perdants du rêve américain. Pourtant, ils continuent de rêver, sans remettre en cause le système qui produit cette pauvreté…
Ils sont dans une telle survie… Beverly (photo) n’a jamais un moment de répit, elle est toujours sous la menace de devoir quitter sa chambre… Ce qui est possible, c’est de penser à ce qui se passe dans une heure, dans deux heures, éventuellement demain matin. Mais pas de prendre du recul pour voir que sa situation personnelle fait partie d’un tout. Et les Américains ne sont pas forcément critiques du système global dans lequel ils s’inscrivent. Le système américain n’est pas conçu pour s’occuper des individus, il n’y a pas d’Etat providence, comme chez nous et les Américains n’attendent pas ça de l’Etat. En revanche, le sens de la communauté est très fort. C’est ce qu’on a vu pendant Katrina et la reconstruction qui a suivi, avec le pouvoir des différentes communautés, que ce soit une église locale ou une association… Ça, c’est un tissu très actif et très efficace. Il y a un vrai pouvoir horizontal.

Aujourd’hui, aux États-Unis, se lève néanmoins un mouvement social nouveau, avec Bernie Sanders ou la jeune Alexandria Ocasio-Cortez…
Cela dépend vraiment des endroits. Sur le film précédent, à La Nouvelle Orléans, j’étais avec des gens hyper politisés, parce que c’est leur lutte au quotidien. D’un coin à l’autre, je croise tous les extrêmes possibles. A New York, il y a tout un monde qui pense à l’européenne, qui a presque du mal à envisager la question du racisme en Caroline du Sud, comme si elle n’existait pas. C’est plus la catégorie des électeurs de Bernie Sanders, qui sont globalement plus jeunes et politisés. Après, le phénomène du refus de l’intelligentsia et des autocrates au pouvoir, il n’est pas qu’aux États-Unis. On le retrouve en France, en Europe en général.
Pourquoi avoir choisi de tourner en Californie?
Les États-Unis sont quand même très vastes ; il fallait que je définisse un terrain d’action. Traditionnellement, à l’Est, les gens sont beaucoup moins mobiles. C’est plus dans l’Ouest que l’on bouge, dans l’idée de refaire sa vie. D’emblée, c’était donc l’Ouest. Mais ces populations vivant dans les motels sont peu documentées ; il n’y avait quasiment rien. Ce que je savais en revanche, c’est que les gens qui bougent sont en recherche de travail, même à la journée. Et ça, ça existe dans les parcs d’attractions. C’est pour ça que je suis partie du côté d’Anaheim, près de Disneyland et d’autres parcs. Je savais que là, il y avait des travailleurs journaliers vivant dans les motels alentours. Et puis la Californie est un Etat où se côtoient les extrêmes, les hyper riches et les hyper pauvres. Et où les problématiques de logement sont très sensibles, car il n’y a clairement pas assez de logements sociaux. Un des plus gros foyers de sans-abris, c’est d’ailleurs à Los Angeles. Retourner dans un logement normal une fois qu’on a décroché du système est très difficile…
La Californie est aussi intimement liée au cinéma…
C’est l’endroit qui nous fait rêver par excellence pour le cinéma, qui est représenté systématiquement à l’écran. Mais on pourrait décliner le film ailleurs, dans d’autres motels… On pourrait le faire en Floride par exemple, où se passe d’ailleurs Florida Project, à côté de Disney World.

Alexandra Kandy Longuet, un regard sur l'Amérique
Adolescente, la Française Alexandra Kandy Longuet a vécu aux États-Unis avec sa famille dans le Maryland, près de Washington. De ce séjour, elle a gardé une fascination pour les États-Unis, qu’elle filme depuis son film de fin d’études As She Left (2012), tourné à La Nouvelle Orléans. Elle retrouve la capitale de la Louisiane quelques années plus tard pour Katrina, 10 ans après, documentaire radio pour La Première, et pour Nouvelle-Orléans, Laboratoire de l’Amérique (Etoile de la Scam en 2017). Un essai passionnant sur la façon dont les promoteurs se sont servi d’une catastrophe, l’ouragan Katrina en 2005, pour remodeler la ville vers toujours plus de gentryfication et d’expulsion des classes populaires (noires en l’occurrence). En salles ce mercredi, Vacancy, qui vient de décrocher le prix de la critique au Festival Millenium, a quant à lui été tourné en Californie.
