Les frères Dardenne à Cannes: "Sans les attentats de Bruxelles, on n’aurait pas pensé à Ahmed"
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- Publié le 20-05-2019 à 20h51
- Mis à jour le 22-05-2019 à 11h28
“Le Jeune Ahmed” a été projeté en compétition au Festival de Cannes. Traitant du radicalisme, les frères Dardenne reviennent à leurs fondamentaux, posés dans “Rosetta”. Le film sera en salles dès mercredi.
En regardant "Le Jeune Ahmed", on a le sentiment que vous êtes revenus à vos fondamentaux, à "Rosetta".
Jean-Pierre Dardenne. On s’est fort intéressés au corps d’Ahmed, comme au corps de Rosetta. Le corps et la religion sont très liés. La pureté et l’impureté, toucher ou ne pas toucher, c’est l’angle à travers lequel on a pris le radicalisme islamiste. S’habiller avec des longues manches, se laver, les gestes de la prière. On s’est centrés sur ce garçon. On l’a vu comme quelqu’un qui était fermé aux autres à cause de la séduction de son imam, de son cousin mort en Syrie. Comment l’ouvrir ? C’était la même question que pour Rosetta. On a fait cinq, six scénarios pour essayer de l’ouvrir. Et on n’a pas trouvé. Pour mesurer la profondeur de la possession religieuse du garçon, il fallait l’emmener jusqu’à cette sensation : qu’est-ce que c’est mourir, avoir peur, avoir mal. Ce n’est pas une piqûre de moustique, la mort.
Il y a 20 ans, vous parliez de Rosetta comme d’une guerrière. Ahmed est lui aussi un guerrier, un combattant de la foi.
JPD. Oui, c’est un guerrier béni qui veut éliminer ceux qui ne sont pas purs. Par trois fois, il part au combat. Et son idéologie lui permet de mentir. Chez Rosetta, il y a le front, elle vient se battre en ville. Les frontières ne sont pas les mêmes, l’absolutisme d’Ahmed fait qu’il a édifié autour de lui une série de frontières pour se protéger de l’impureté. Comme les rites de purification.
Luc Dardenne. Dans la première partie, du film, la mosquée - lieu de prières respectable évidemment - est aussi, pour certains jeunes, le lieu où l’on forme au combat le plus extrême quand le moment sera opportun pour passer à l’action. Mais bien qu’il soit possédé par cette pureté religieuse pouvant conduire jusqu’à tuer un ennemi, il est encore un enfant.
D’où le choix d’un jeune Beur avec un visage d’ange, pas le genre à se faire interpeller systématiquement.
LD. Il a un corps un peu potelé, des gros doigts, cet enfant est le fruit d’un mélange de toute façon, mère belge et père marocain. Impur par rapport à son idée de la pureté.
L’impureté, c’est d’abord une affaire qui touche les femmes. Dès la première séquence, Ahmed refuse de serrer la main de sa professeure. Son imam serait-il aussi vindicatif si ce cours d’arabe usuel était donné par un homme ?
LD. Oui. Comme la droite identitaire, l’extrême droite française entre autres a peur du "grand remplacement" des chrétiens par les musulmans. Et ceux-ci ont peur de disparaître s’ils s’intègrent. Si la langue arabe n’est plus la langue sacrée du Prophète, qu’elle devient une langue usuelle, c’est fini. Il faut que les enfants apprennent l’arabe à la mosquée ; comme cela dès qu’on parle arabe, on entre en contact avec le Prophète. C’est à travers la langue qu’on intériorise sa relation, sa soumission à Dieu. Pour l’imam, le seul ciment de l’émigration est le Coran. Dans cette scène, à l’école, chacun se dit que son enfant peut apprendre des mots qui n’existaient au temps du Coran, chacun a envie que son enfant s’ouvre au monde et pas seulement à Dieu. L’imam ne peut pas tolérer que l’un aille avec l’autre.

Qu’est-ce qui vous a amenés à vous plonger dans cette problématique ?
JPD. Les attentats de Bruxelles. Si les auteurs des attentats n’avaient pas été des gars d’ici, Ahmed ne serait jamais venu dans notre tête.
LD. Pourquoi ne prend-on pas la religion au sérieux ? Bien sûr, il y a des raisons économiques, sociales, plein de choses peuvent amener un jeune à se radicaliser : mais la religion peut le faire aussi. Il y a un besoin d’idéal, d’absolu, chez ces jeunes. Et, il y a des hontes aussi. Sa mère qui boit, la façon de s’habiller de sa sœur. L’imam lui dit qu’il est pur, qu’il est un élu, qu’il est mieux que son frère. Il a trouvé quelque chose qui le valorise. La religion apporte beaucoup de réponses dans les moments de fragilité. L’imam arrive avec son discours, avec la haine qui peut répondre au besoin d’idéal, la mort aussi puisque la religion te permet de mourir en kamikaze et de tuer.
JPD. La religion est une idéologie totalitaire puisqu’elle a réponse à tout et qu’elle conditionne toute l’existence.
C’est bien ce qui rend le film dérangeant. On ne le recommandera pas dans les mosquées et les électeurs de partis populistes seront confortés dans leurs convictions.
LD. Tout à fait, d’accord, le film peut servir à Zemmour et à d’autres. Comme Le Pen s’est servi de La Promesse en disant que c’était un film qu’il fallait montrer aux Africains pour qu’ils comprennent qu’il ne fallait pas venir ici. C’est vrai qu’on peut l’utiliser mais je pense que le spectateur est responsable de sa lecture du film. C’est vrai que le film peut diviser mais on n’a pas fait un film de haine, un film d’exclusion. On aime beaucoup ce garçon et on a essayé de montrer comment on peut se libérer. Mais on ne pourra pas empêcher celui qui est contre les musulmans de s’en servir ; c’est l’état de notre société où l’on est en permanence dans des revendications identitaires. Le film est une base de discussion.
JPD. Ce qui nous a plu chez Idir, qui interprète Ahmed, c’est bien sûr son talent, son sens du rythme mais surtout sa capacité à amener ce qu’on souhaitait, ce sentiment qu’il y a deux personnes : un être humain qui ne semble pas encore être sorti de l’enfance et un être épris d’absolu, la tête bourrée par son imam et possédé par l’image de son cousin mort. Mais son corps, sa façon de se déplacer, c’est encore celui d’un enfant et on espère que le spectateur se dira : c’est un enfant, il doit pouvoir s’en sortir. Ce n’est pas un film de dénonciation, de polémiste. Ce qui nous intéresse, c’est comment la vie peut revenir.
Le film est frontal, pas bien pensant, pas politiquement correct. Est-ce sa force ?
LD. Nous avons pris le gamin déjà radicalisé, pour ne pas donner des raisons au spectateur. C’est un mystère. La radicalisation, cela peut aller très vite, il a mordu à l’hameçon de l’imam et il adhère.
La religion rend-elle inhumain ?
LD. Non, c’est notre héritage. La notion de l’égalité entre les hommes, la religion y est pour quelque chose.
Entre les hommes, peut-être ; mais pas entre les hommes et les femmes.
LD. Je suis d’accord. Mais la première marque culturelle, c’est : tu ne tueras point, et cela vient de la religion. Le fait de s’aimer les uns les autres aussi. Les parents comme les enseignants disent aux enfants : respecte ton prochain, on est là pour s’aimer, s’entendre, faire la paix. Il faut essayer d’avoir un rapport pacifié avec la religion. Même si on n’est plus croyant, on doit, me semble-t-il, admettre qu’elle a transmis des choses essentielles à notre culture humaine et qui ne sont pas nécessairement associées à la croyance en Dieu.
JPD. Le problème, c’est quand la religion organise toute la vie. Quand elle dit : en dehors de moi, pas de salut.

Il était une fois, le 20 mai…
Le 20 mai 1999, Luc et Jean-Pierre Dardenne ont monté les marches du Festival de Cannes pour la première fois. Rosetta était alors le dernier film projeté en compétition. Almodóvar avait enflammé la Croisette avec Tout sur ma mère. Il n’y avait personne pour penser que ces deux Belges inconnus puissent le priver de la Palme d’or.
Le 20 mai 2019, c’est la huitième fois que les frères sont au pied des marches. Almodóvar a encore enflammé la Croisette avec Douleur et Gloire, et la présence du Jeune Ahmed n’est sans doute pas pour le rassurer. L’histoire repassera-t-elle la paëlla ?
Dès les premiers plans, les Dardenne affichent un retour à leurs fondamentaux. Au fil des films, leur cadre s’était élargi, leur cinéma s’était "glamourisé". On les a vus sur le tapis rouge avec Marion Cotillard, Cécile de France et Adèle Haenel. Avec Le Jeune Ahmed, les Dardenne se sont, en somme, autoradicalisés : retour à un prénom, à un cadre serré, à des acteurs inconnus, pas même le traditionnel caméo de leur porte-bonheur Olivier Gourmet.
Ce jeune Ahmed, 13-14 ans, s’est fait laver le cerveau par un imam qui prêche le djihad. Et il se retrouve en IPPJ pour avoir voulu poignarder une professeure "apostat".
Les Dardenne empoignent le thème du radicalisme à leur manière, très physique, documentaire, avec cette sécheresse dans le récit, cet hyperréalisme dans la direction d’acteurs et une interrogation comme moteur. Et cela donne un film très dérangeant, car il refuse la bien-pensance. Du pur Dardenne, comme on dit du pur Ken Loach.