Ken Loach : "Le cinéma n’est qu’une voix dans un chœur"
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Publié le 30-10-2019 à 07h43 - Mis à jour le 30-10-2019 à 08h08
À 83 ans, Ken Loach est plus que jamais un homme en colère et, même s’il porte un bras en écharpe, il est apparu particulièrement remonté contre le capitalisme et l’extrême-droite lors de sa conférence de presse cannoise en mai dernier.
Trois ans après avoir montré, dans Moi, Daniel Blake, comment la fracture numérique est instrumentalisée par les pouvoirs publics britanniques, pour exclure les travailleurs âgés des statistiques du chômage ; Ken Loach est revenu à Newcastle pour observer, cette fois, les ravages provoqués par l’ubérisation du travail. Mais pourquoi Newcastle ?
"Newcastle est une petite ville du Nord-Est de l’Angleterre qui a une personnalité bien marquée", expliquait Ken Loach . "Elle a une tradition de lutte qui s’est forgée dans les mines et les chantiers navals, ces entreprises qui ont disparu. Mais elle a aussi développé un humour très particulier et elle est connue pour sa chaleur, sa générosité d’esprit. C’est une région qui a connu beaucoup de déboires où les gens doivent lutter. Des gens très riches vivent, aussi, à Newcastle et la hiérarchie sociale y est très visible. C’est un véritable microcosme de la société britannique."
Un livreur d’Amazon
Le chômage dans Cathy come Home (1966), le travail au noir dans Riff-Raff (1990), la privatisation des services publics dans The Navigators (2001) ou aujourd’hui l’ubéristaion ; Ken Loach se passionne depuis toujours pour le thème de l’emploi. "Oui, le travail a changé. Dans ma jeunesse, on vous disait que, lorsque vous aviez une compétence, un savoir-faire ; vous trouveriez un métier pour la vie et, qu’avec votre salaire, vous pourriez élever votre famille. Les choses ont changé de façon inexorable.
On est passé de la sécurité à l’insécurité. Aujourd’hui, les gens peuvent être recrutés et licenciés du jour au lendemain. Dans leurs contrats, les employeurs ne s’engagent plus sur le salaire ou la charge de travail car ils ont recours à des agences. Chris, le chauffeur-livreur dans le film, est un autoentrepreneur et c’est lui prend tous les risques. Les patrons des grandes entreprises se trouvent dans une position de force très agréable car, désormais, le travailleur s’exploite lui-même. Plus besoin d’un patron, pour lui donner un coup de fouet, le travailleur se fouette tout seul.
Et avec Paul Laverty, nous avons essayé de montrer l’impact de tout cela sur les relations au sein d’une famille. Paul a effectué des recherches, rencontré beaucoup de personnes et le scénario s’est cristallisé après une rencontre avec un chauffeur livreur d’Amazon, cette goutte dans le fleuve de profit d’Amazon qui coule vers Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde".
Ken Loach en est persuadé "Les choses vont continuer à se détériorer tant qu’on n’aura pas opérer les changements structurels. Les grandes entreprises luttent pour l’hégémonie, la suprématie, en offrant les meilleurs services, les meilleurs produits, au meilleur prix. Et le prix peut être bas car les salaires sont bas. Il n’y a plus de syndicats forts et les travailleurs sont vulnérables. La situation ne peut pas s’améliorer puisque politiquement la gauche a disparu. Il n’existe plus que la fausse gauche".
Le retour de l’extrême-droite
Le cinéma peut-il y changer quelque chose ? "Ce n’est qu’une voix dans un chœur, il ne faut pas exagérer le pouvoir du cinéma", convient Ken Loach.
"Depuis, Moi Daniel Blake , le gouvernement ne donne pas davantage aux gens en situation de grande précarité. C’est plutôt la précarité qui a augmenté. La fréquentation des banques alimentaires a augmenté de 18 % en un an. Ce sont elles qui sont devenues indispensables. Et je vois comment l’extrême-droite se nourrit de la colère, de l’aliénation, du mécontentement. Et, ce sont les pauvres qu’on blâme. Peut-être parce que certains ont l’air différent, parce qu’ils viennent d’autres pays et ce sont eux qu’on accuse d’être responsables".
De passage, il y a deux semaines au festival Lumière à Lyon, Ken Loach précisait sa pensée au cours de sa master class. "Les extrémistes vont en profiter car, quand on peut voir le monde s’écrouler autour de soi, l’extrême-droite en profite toujours. Il est important de comprendre ce qu’il se passe, car les fausses solutions arrivent quand on ne cherche pas à comprendre. Nous devons combattre cette insécurité ensemble, peut-être aussi par le cinéma. Les films doivent respecter la complexité la vie, célébrer l’amitié, la joie, la tendresse, nos rancœurs, sinon ça ne marche pas. Ils doivent parler d’amour, de tout ce qui nous touche, de la vie quotidienne et pas seulement d’un combat. Il existe une connexion quasiment ombilicale entre notre situation sociale et notre vie privée."