Le Guatemala hanté par les fantômes de son passé: "Une peur presque sensuelle"
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- Publié le 20-01-2020 à 13h27
- Mis à jour le 22-01-2020 à 10h46
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"La Llorona", ou le fantastique pour aborder un génocide méconnu.
Après le très beau Ixcanul en 2015 et Temblores en 2018, Jayro Bustamante était déjà de retour l’année dernière avec La Llorona, ( ) dévoilé à Venise (où il a reçu le prix de la mise en scène des Giornate degli Autori), avant d’être présenté au festival de Gand en octobre dernier. C’est là que nous avons rencontré le jeune cinéaste guatémaltèque qui, ayant étudié à Paris, répond dans un français parfait à nos questions.
Mettant en scène un ancien général accusé du génocide des Indiens Mayas-Ixiles au début des années 1980, La Llorona choisit le fantastique (la légende latino-américaine de la Dame en blanc) pour revenir sur le passé du Guatemala. Bustamante clôt ainsi un "triptyque" consacré aux trois insultes les plus répandues dans son pays : "Indien !" (dans Ixcanul), "PD !" (dans Temblores) et, ici, "Communiste !". Un terme utilisé par le régime de l’ancien dictateur Efrain Rios Montt pour désigner tous ses opposants. "Au Guatemala, un procès, qui a duré plus de 10 ans, a déterminé qu’il y avait eu un génocide et un génocidaire. Mais, une semaine plus tard, sous la pression du pouvoir économique et militaire, une cour a affirmé qu’il n’y avait pas de génocidaire et que, pour déterminer s’il y avait eu génocide, il fallait recommencer tout le procès ! Ce summum d’impunité a été le point de départ de ce film, se souvient le jeune cinéaste. Le Guatemala est un système néoféodal. Ce sont des seigneurs féodaux blancs, possédant des terres, des plantations, qui ont le pouvoir et disposent d’outils comme la religion, les militaires, les politiciens…"
Le choix du genre
Ce n’est que dans un second temps qu’est arrivée l’idée d’aborder ce sujet grave en se servant de la figure de la Llorona. Et Jayro Bustamante affirme avoir sciemment choisi de faire un film fantastique pour toucher les jeunes qui, au Guatemala comme ailleurs, "consomment surtout des films de super-héros ou des films d’horreur". "J’avais le génocide, qui est la pire des histoires d’horreur, l’idée d’une Pachamama pleurant ses enfants et cette nouvelle génération demandeuse de films de genre. La Llorona s’est donc imposée comme le package idéal, explique Jayro Bustamante. Cela me permettait aussi de changer un peu cette légende si misogyne. Celle d’une femme qui, abandonnée par un homme, devient forcément folle et tue ses enfants pour se venger. Avant que Dieu ne descende sur Terre pour lui signifier qu’elle va pleurer pour l’éternité, car elle a péché. Ici, la Llorona n’a tué personne et elle pleure pour quelque chose de plus grave qu’un homme qui l’a quittée. Le genre me permet aussi de parler à une société qui refuse d’affronter la réalité, son passé, de reconnaître ses responsabilités."
Si, dans le film, le général Enrique Monteverde, jugé pour génocide, est un personnage de fiction, il s’inspire du général Rios Montt, dictateur sanguinaire qui a dirigé le Guatemala entre 1982 et 1983, condamné en 2014 pour le meurtre de 1 771 Indiens Mayas Ixiles, avant d’être absous. "Je ne suis pas du tout intéressé à lui. J’ai même demandé à l’acteur de ne pas chercher chez lui autre chose que la simple caractérisation physique du général. Il a déjà été très bien traité dans des documentaires. Ce qui m’intéressait, c’était le fait que notre société, face à un déni de justice, doive faire appel à une justice de l’au-delà. Mes trois films ont cette ligne de réalisme magique. Dans Ixcanul, ce sont les croyances d’un peuple mystique comme les Mayas. Dans Temblores, c’est la religion. Avec La Llorona, on a été au bout de la démarche, confie Bustamante. Le film est évidemment inspiré de faits réels. La juge du procès s’inspire de la vraie juge, même chose pour cet avocat vulgaire. Mais pas le général. Je voulais avoir la liberté de la fiction pour parler de ce qui se passe dans sa maison. Comment fait-on pour continuer à vivre après avoir commis de telles atrocités ? En fait, je pense que c’est très simple. On s’inquiète pour des broutilles, son image, la jalousie, le quotidien…"
Assiégé par une foule massée devant chez lui réclamant justice, le général Enrique se retrouve enfermé dans sa maison avec trois générations de femmes : son épouse, sa fille et sa petite-fille, qui réagissent chacune très différemment à la situation… "Pour moi, la première génération est condamnée. Si la Llorona ne vient pas directement toucher leur âme, elle n’aura jamais d’empathie, parce qu’elle pense réellement nous avoir rendu service en nous sauvant des communistes en génocidant notre peuple, commente le cinéaste. La deuxième génération, la mienne, est tiède. On est des enfants de la guerre, de la peur. On se pose des questions, mais on a appris à se taire, à se cacher, à rester discrets, même si cela alimente une colère intérieure. J’espère que les questions qu’on commence à poser ouvriront des portes pour la nouvelle génération, qui, elle, n’a plus la censure, a accès à tout. Ensuite, il y a la génération de Valeriana, la bonne indienne, qui représente un sujet dont l’Amérique latine n’a jamais vraiment parlé, cette forme d’esclavagisme moderne, où des femmes vivent dans les maisons des blancs ou des métisses pour les servir. Et en plus, elles doivent nous aimer, nous remercier d’être mal payées, utilisées !"
Un vrai film d’horreur
Si son contenu est très politique, La Llorona n’en reste pas moins un vrai film d’horreur, reprenant tous les marqueurs de la légende. "En Amérique latine, la Llorona est très importante. La robe blanche, les cheveux noirs, la nature, l’eau (car elle a noyé ses enfants), les pleurs, la nuit, tous ces éléments existent dans notre imaginaire. Elle fait peur, mais c’est une peur presque sensuelle. On l’entend pleurer, mais, au lieu de partir en courant, on a envie d’aller voir si elle est vraiment là…"
Pour créer le climat d’angoisse, le cinéaste a conçu avec son compositeur et son ingénieur du son une fantastique bande-son, qui mêle instruments indigènes (notamment une flûte maya très aiguë) et un instrument asiatique en bambou mimant des pleurs. Tandis qu’il reprend le thème du "home invasion", avec ces femmes et ces hommes assiégeant la maison du général, campés par des "victimes de la guerre ou des gens qui continuent à chercher leurs disparus". "Quand on a annoncé qu’il n’y avait finalement pas eu de génocide au Guatemala, le peuple a très peu réagi. Je me souviens qu’on s’est dit que les seuls qui devaient être en train de manifester, c’était les disparus. Qu’ils devaient être en train d’entourer cette maison. C’est de là que vient cette idée, raconte Bustamante. Au Guatemala, on se sent en sécurité car on élève des murs électrifiés autour sa maison, on a des gardes… On se crée sa propre prison ! Après, la plupart des figurants ne bougent pas, car s’ils faisaient un pas, cela devenait des morts-vivants. Je ne voulais pas exagérer."
On lira la critique du film ce mercredi sur notre site.