Yann Arthus-Bertrand : "Nous les hommes, nous n’aurions pas été capables de faire ce film"
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- Publié le 11-03-2020 à 12h17
- Mis à jour le 11-03-2020 à 15h09
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Quatre ans après avoir présenté Human à la Mostra, Yann Arthus-Bertrand était de retour à Venise en septembre dernier pour dévoiler, hors Compétition, Woman. En salles ce mercredi, au lendemain de la Journée internationale des droits des femmes du 8 mars, ce nouveau documentaire s’intéresse aux femmes. Et s’inscrit dans la lignée de son projet 6 milliards d’autres, suite logique à sa série d’émissions de prestige pour France 2 La Terre vue du ciel. "L’idée, c’était d’aller photographie les gens qui vivaient sous mes photos, pour qu’ils me racontent leur vie, ce qu’est le bonheur…, racontre Yann Arthus-Bertrand. C’est la télévision qui m’a amenée au cinéma, qui m’a fait découvrir la vidéo. Très vite, je suis passé de la photo à la vidéo. Mais de toute façon, je fais un peu des films de photographe. La bâche qu’on utilise ici comme arrière-plan, c’est d’ailleurs le début de la photographie. Nadar utilisait ça."
Son nouveau film, il le signe avec Anastasia Mikova, journaliste et réalisatrice ukrainienne avec laquelle il travaille depuis 12 ans, d’abord sur La Terre vue du ciel, puis sur le documentaire Human. "Ce film est l’aboutissement de cette longue relation : une femme, un homme de deux générations différentes qui font Woman", explique la jeune femme. "Il y a encore 10 ans, en faisant des films dans certains pays sur les mères porteuses ou sur les réfugiées, il était quasiment impossible de trouver des femmes prêtes à parler à visage découvert de ce qu’il leur était arrivé. Pour plein de raisons qui sont encore extrêmement valables aujourd’hui, poursuit-elle. Mais en faisant Human il y a 5 ans, j’ai senti que quelque chose avait changé. Les hommes étaient toujours assez fiers de partager leurs histoires devant la caméra. Mais, si elles étaient suspicieuses au début, pour beaucoup de femmes, une fois face à la caméra, c’était comme si elles avaient attendu ce moment toute leur vie. Comme si toutes ces choses qu’elles avaient gardées beaucoup trop longtemps en elles pouvaient enfin sortir. C’était extrêmement libérateur ! Et j’ai vraiment senti que les femmes étaient prêtes à prendre la parole pour faire entendre leur message."
Une autre vie possible
Pour Mikova, ce changement est probablement venu d’Internet et des réseaux sociaux. "T’arrives au fin fond du Bangladesh, ils n’ont pas d’eau potable, pas d’électricité, vraiment pas grand-chose, mais ils ont tous un téléphone portable, un accès à Internet et ils sont tous sur Facebook. Ces femmes-là qui, il y a 10 ans, ne savaient pas qu’une autre vie était possible, là, voient qu’une vie différente est possible. Et même si, aujourd’hui encore, elles n’ont pas accès à cette vie, elles peuvent la souhaiter pour leurs enfants. Elles vont peut-être se mettre en danger en témoignant dans un projet comme celui-ci, mais parce qu’elles ont envie que, demain, cette nouvelle vie arrive jusque chez elles…"
Par rapport à Human, qui abordait des questions très vastes concernant toute l’humanité, Woman est un documentaire beaucoup plus intimiste. "Pour comprendre une femme, il ne suffit pas de parler d’éducation ou d’émancipation financière, il faut parler de choses très personnelles. L’idée, c’était d’aborder des questions qui concernent toutes les femmes, comme la maternité, les règles, la sexualité, le rapport au corps… Mais on voulait aussi aborder des sujets plus précis. On voulait traiter la question des violences de façon large, car une femme sur trois sur cette Terre en est victime. Mais on devait aussi parler du viol de guerre, qui est au-delà du supportable et qui arrive encore tous les jours aujourd’hui. On est donc allé à la rencontre des femmes qui ont vécu spécifiquement cela en République démocratique du Congo ou auprès des femmes Yézidies abusées par Daech", explique Anastasia Mikova.
Si Woman donne l’impression de laisser de côté certaines questions délicates, comme la religion. Ce n’est pas le sentiment de la jeune réalisatrice. "La question, c’est plutôt qu’il y a plein de sujets tabous qu’on aborde dans le film. Comme on a voulu un film très intimiste et très personnel, la religion n’avait pas forcément sa place. On en a parlé mais cela devenait tout de suite un discours plus large sur la société… Après, elle est présente à travers ce que certaines femmes nous racontent de leur vie. L’Irlandaise qui parle de son avortement parle très clairement de la religion. Car jusqu’à l’année dernière, l’Irlande interdisait l’avortement pour des raisons religieuses. On a donc abordé la question de façon indirecte."
Si le film propose un tour du monde des femmes, celui-ci n’est pas exhaustif. "Il y a des pays où l’on n’a pas pu aller tourner, reconnaît Yann Arthus-Bertrand. Ce sont les pays arabes, comme l’Arabie saoudite ou même le Qatar, les Émirats, les pays qu’on croyait assez ouverts. On n’a pas eu les autorisations pour filmer les gens chez eux et on ne peut pas le faire en cachette."
"Ce film m’a rendu meilleur"
Les 2000 entretiens réalisés dans une cinquantaine de pays pour le film ont tous été menés par des femmes. "Dans certains pays, ce serait impossible pour un homme. Mais ce n’est que cela. Partout, si tu veux parler des règles, de l’orgasme…, c’est quand même plus simple face à une femme, qui va tout de suite comprendre ton expérience. Il n’y aura pas d’inhibition, pas de gêne", explique Mikova. "Je ne me suis pas senti écarté du film mais, par exemple, jamais je n’aurais parlé des règles, enchaîne Arthus-Bertrand. C’est Anastasia qui m’a dit : ‘Tu te rends pas compte ce que c’est de saigner tous les mois ! D’être malade !’ Ce sont des questions que je n’avais pas comprises. Dans l’équipe, il y avait 20 femmes et deux mecs. On était en minorité. Et c’est bien. C’est pour ça que le film est fort. Nous les hommes, nous n’aurions pas été capables de faire ce film. Je le sais."
Le photographe de 73 ans dit avoir beaucoup appris en tournant ce film dédié "à nos mères". "C’est en tout cas un film qui m’a fait changer d’avis sur ma mère énormément, sur mes sœurs, sur ma femme. Ce film m’a rendu meilleur, confie-t-il. J’ai été élevé par une mère qui était en admiration devant son homme, qui n’avait aucun pouvoir. Et tous les gens autour de moi étaient comme ça. Je ne suis pas fier de dire que je n’ai pas aimé assez ma mère, que je n’ai pas compris que la personne qui a fait ce que je suis, c’est elle, plus que mon père, qui amenait l’argent, qui décidait de tout. On est toujours en admiration devant le chef. Mais la personne qui faisait, c’était ma mère. Faire ce film, ça m’a empêché de dormir. Je me disais : Qu’est-ce que je suis con ! Pourquoi je n’avais pas compris ça ? En en parlant l’autre jour avec mes sœurs, je pleurais, en m’excusant de ne pas avoir été le grand frère que j’aurais dû être…"