1968, l’année où Cannes fut annulé
En mai 1968, alors que la rue gronde à Paris, la Croisette est assaillie par les jeunes Turcs du cinéma français. Godard et Truffaut descendent à Cannes pour faire interrompre le festival…
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Publié le 20-03-2020 à 11h52 - Mis à jour le 15-04-2020 à 09h38
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En mai 1968, alors que la rue gronde à Paris, la Croisette est assaillie par les jeunes Turcs du cinéma français. Godard et Truffaut descendent à Cannes pour faire interrompre le festival…
Y aura-t-il une Palme d’or 2020 pour succéder au formidable Parasite de Bong Joon-ho? Face à l’épidémie de coronavirus, le Festival de Cannes a annoncé, jeudi soir, que la 73e édition ne pourrait pas se tenir, comme prévu, du 12 au 23 mai prochains. "Plusieurs hypothèses sont à l'étude afin d'en préserver le déroulement, dont la principale serait un simple report, à Cannes, fin juin - début juillet 2020", précise le communiqué.
L’autre solution, tout aussi probable, serait une annulation pure et simple du festival. Ce qui ne serait pas une première. Fondé en 1939, suspendu pendant la Seconde Guerre mondiale, le festival de Cannes n’a pas été organisé en 1948 et 1949. Mais, une seule fois dans son histoire, il a dû être annulé. Et, cette année-là, en 1968, la crise n’était pas sanitaire mais sociale…
L’affaire Langlois
Cette annulation est évidemment liée aux événements de Mai 68, mais elle intervient également dans le contexte d’une affaire qui a remué tout le monde de la cinéphilie quelques semaines plus tôt: l’affaire Langlois. Alors qu’il le soutenait financièrement depuis 10 ans, le ministre de la Culture André Malraux décidé, le 8 février 1968, de retirer à Henri Langlois la direction de la Cinémathèque de Paris. Ne lui laissant que le titre de directeur artistique, il le remplace par Pierre Barbin. Et ce sur les conseils de son administration, qui reproche à Langlois son incapacité à gérer les questions administratives, mais aussi son peu de cas des conditions de conservation des films, qui s'entassent dans des réserves auxquelles Langlois a drastiquement limité l’accès, même aux chercheurs.
Mais pour de nombreux cinéastes à travers le monde, Henri Langlois est intouchable. C'est l'infatigable défenseur des auteurs. Son limogeage ne passe donc pas. Chaplin, Buñuel, Kubrick, Welles, Jean Marais, mais aussi évidemment toute la Nouvelle Vague française (François Truffaut, Jean-Luc Godard, Alain Resnais, Jacques Rivette, Claude Chabrol, Jean-Pierre Léaud ou Claude Jade), dont Langlois est le parrain, prennent ouvertement position sa faveur. Le 9 février, une première manifestation est organisée rue de Courcelle, devant la Cinémathèque, à laquelle participe un certain Daniel Cohn-Bendit, future star des "événements" de Mai 68.
Le 16 février, est créé un Comité de défense de la Cinémathèque française, dont Truffaut est le trésorier. L'auteur des Quatre cents coups bat le rappel auprès de ses amis cinéastes pour qu’ils prennent position et exigent l’interdiction des projections. De son côté, Godard écrit un tract à destination des étudiants, où il proclame: "La liberté ne se reçoit pas, elle se prend!" Tandis qu’à l’Assemblée, le député François Mitterrand se dit choqué par le limogeage de Langlois.
Le 22 avril, après deux mois et demi de contestation, de piquets de grève, d'occupation de la Cinémathèque et de répression policière, Malraux est contraint de réintégrer Langlois dans ses fonctions. Mais l'affaire a laissé des traces. Quelques jours plus tard, la Sorbonne est évacuée et les premières barricades sont érigées. Les étudiants reçoivent évidemment le soutien de la bande à Godard et Truffaut.

Un jury d’anthologie
C’est dans ce contexte tendu que s’ouvre, le 10 mai, la 21e édition du Festival de Cannes, par la projection d’ Autant en emporte le vent , réalisé 30 ans plus tôt par Victor Fleming.
Présidé par le romancier et essayiste français André Chamson, le jury est très prestigieux. On y croise l’actrice italienne Monica Vitti, mais aussi des réalisateurs comme Orson Welles, Louis Malle, Terence Young ou Roman Polanski. Tous sont prêts à ingurgiter, d’ici le 24 mai, les 25 films en compétition. Le Soviétique Alexandre Zarkhi présente une nouvelle adaptation du classique de Tolstoï Anna Karénine , le Français Dominique Delouche a confié à Danielle Darrieux le premier rôle de Vingt-quatre heures de la vie d'une femme, d’après la nouvelle Stefan Zweig. Tandis que la nouvelle vague du cinéma européen est représentée par le Français Alain Resnais (qui dévoile le très expérimental Je t'aime, je t’aime, avec Claude Rich) ou deux jeunes cinéastes tchèques prometteurs: Miloš Forman (Au feu, les pompiers !) et Jiří Menzel (Un été capricieux).
Si la Croisette vit au rythme du cinéma, des cocktails et des robes de soirée, impossible cependant pour elle de rester sourde à ce qui se passe à Paris depuis le 3 mai. De nombreuses voix du monde du cinéma de font d'ailleurs entendre pour exiger l’annulation du festival, en soutien aux manifestations étudiantes. Ce que refuse le délégué général du festival Robert Favre Le Bret.

Les jeunes Turcs débarquent sur la Croisette
C’est qu’à Paris, la rue gronde. Le 13 mai, trois jours après le début du festival, la grève générale est décrétée. Jean-Luc Godard et Philippe Garrel ont empoigné leur caméra (ou l’ont volé pour le second...) pour filmer les manifestations, que l’Association française de la critique a appelé à rejoindre. Le 17 mai, le Comité de défense de la Cinémathèque appelle à la grève de l’industrie cinématographique, exigeant l’arrêt des tournages, des projections, mais aussi... du Festival de Cannes. Ne tenant plus en place, François Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Berri ou encore Claude Lelouch décident de descendre à Cannes dans la nuit. Le lendemain, le 18 mai, ils organisent une conférence de presse. "Je vous parle de solidarité avec les étudiants et les ouvriers, vous me parlez de travelling et de gros plan : vous êtes des cons!" , s’’exclame Godard.
Dans la soirée, Berri, Godard, Truffaut et Léaud, s’invitent à la projo de Peppermint frappé de Carlos Saura pour en exiger l’annulation. Avec le soutien du cinéaste espagnol lui-même, qui, aidé de sa compagne Géraldine Chaplin et de Godard, va jusqu’à s’accrocher au rideau pour empêcher la début de la projection de son propre film! Les lumières se rallument et la tension monte dans la salle. "Les films appartiennent à ceux qui les font, on n'a pas le droit de les projeter contre la volonté de leurs auteurs!", hurle Godard, jeté à terre par ses opposants, à l’adresse de Robert Favre Le Bret. Lequel écrira plus tard: "Godard démontre qu'un Hélvète anarchiste peut être parfois plus sectaire et plus fanatique encore qu'un moine défroqué."
Le délégué général tente tant bien que mal de maintenir le festival en activité. Mais Godard et sa troupe réussissent à convaincre quatre membres du jury à démissionner: Monica Vitti, Louis Malle, Roman Polanski et Terence Young. Tandis que plusieurs cinéastes (Saura, mais aussi Alain Resnais ou Miloš Forman) exigent le retrait de leur film de la compétition.
Le dimanche 19 mai, à midi, Favre Le Bret est contraint d’annoncer dans un communiqué l’arrêt du festival, sans remise de prix, cinq jours avant sa clôture. Au total, seuls huit des 25 films de la compétition auront pu être projetés.

L’après 68
Rentrés à Paris le 21 mai, Godard et Truffaut sont accueillis en héros. Alors que se poursuivent des états généraux du cinéma, inaugurés le 17 mai, en vue de réorganiser la profession et de "détruire les structures réactionnaires d'un cinéma devenu marchandise". Le 14 juin, est fondée la Société des réalisateurs de films.
Godard, qui fut l’un des leaders du mouvement, refuse cependant de participer à ce processus, jugeant stupide de recréer de nouvelles institutions accueillant des cinéastes qu'il méprise. Fidèle à ses convictions maoïstes, le réalisateur de La Chinoise l’année précédente se tourne alors vers le cinéma militant. Avec le réalisateur Jean-Pierre Gorin, il fonde le Groupe Dziga Vertov, qui signe collectivement huit films jusqu’à la dissolution du collection en 1972, après Letter to Jane .
Se tournant alors vers la vidéo et la télévision, Jean-Luc Godard fera son grand retour au cinéma en 1980 avec Sauve qui peut (la vie) , avec Isabelle Huppert, Jacques Dutronc et Nathalie Baye. Un film qu’il présentera… au festival de Cannes.
