Éric Rohmer, le réalisateur qui aurait eu 100 ans
Il y a cent ans, naissait Maurice Schérer pour sa maman, Éric Rohmer pour les cinéphiles. "Ma nuit chez Maud", "Le Rayon vert" ; il est l’auteur de 25 films identifiables instantanément. Et sa vie est un roman.
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Publié le 21-03-2020 à 18h43 - Mis à jour le 21-03-2020 à 20h07
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Il y a cent ans, naissait Maurice Schérer pour sa maman, Éric Rohmer pour les cinéphiles. "Ma nuit chez Maud", "Le Rayon vert" ; il est l’auteur de 25 films identifiables instantanément. Et sa vie est un roman.
"Ne dites pas à ma mère que je suis réalisateur de cinéma, elle me croit professeur de lettres dans un lycée à Paris." Chez Éric Rohmer, cette phrase n’a rien d’une boutade, sa mère ignorait totalement que son fils était admiré par les cinéphiles du monde entier.
Elle ne connaît que Maurice Schérer qu’elle a mis au monde le 21 mars 1920, à Tulle en Corrèze, le fief de François Hollande. Afin que sa mère ne se doute pas qu’il a abandonné la noble carrière d’enseignant pour devenir rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, il se fait appeler Éric Rohmer. Jusqu’à sa mort dans les années 1970, et malgré le succès mondial de Ma nuit chez Maud en 1969, Mme Schérer ignorera que son fils fait du cinéma. Toutefois, Maurice Schérer ne disparaîtra pas avec sa mère.
Le goût du secret
Homme marié et père de famille, il maintiendra rigoureusement étanche jusqu’à son décès, le 11 janvier 2010, la cloison entre ses deux familles, de sang et de pellicule, les Schérer et les Rohmer. Elles se rencontreront, pour la première fois, à ses funérailles.
Avant de devenir le cinéaste Éric Rohmer, le professeur de lettres Maurice Schérer s’imagine écrivain et rêve de Gallimard. Il y publie en 1946 un roman, Elisabeth, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier. Déjà le goût du secret. Ce sera un échec, ce qui ne motivera pas l’éditeur à publier son recueil de nouvelles. Stock s’en chargera 65 ans plus tard sous le titre Friponnes de porcelaine. Un fond de tiroir ? Un document pour spécialistes ? Plutôt une source de son œuvre.
En effet, ces nouvelles écrites dans les années 1940, Rohmer va les adapter au cinéma. Rue Monge, par exemple, deviendra Ma nuit chez Maud.
Les Contes moraux
Revenons en 1958, quand il succède à André Bazin à la tête des Cahiers du Cinéma, la nurserie des cinéastes de la Nouvelle Vague. 1958, c’est l’année du Beau Serge, premier long métrage de Chabrol. 1959 sera celle d’À bout de souffle de Godard, des 400 coups de Truffaut et du Signe du lion, premier long métrage de Rohmer. On y respire l’air du temps du Paris de la fin des années 1950, celui des Peugeot 203, des bus qu’on attrape au vol, de Saint-Germain-des-Prés, tant sa caméra saisit la vie quotidienne. Contrairement à ses collègues portés aux nues, Rohmer mettra trois ans à trouver un écran et subir un échec. Le réalisateur en tirera une leçon fondamentale pour la suite de sa carrière : le prix de revient d’un film doit être inférieur à celui de ses recettes potentielles. La liberté de l’auteur est à ce prix.
Avec son ami Barbet Schroeder, il fonde en 1962 une petite maison de production, les Films du Losange, et se lance dans la réalisation de six contes moraux. Budget oblige, les deux premiers, La Boulangère de Monceau (quartier du parc Monceau où les rédacteurs des Cahiers aimaient discuter aux terrasses) en 1962 et La Carrière de Suzanne en 1963, sont tournés en 16 mm et seront aussi des échecs. Rohmer attendra 10 ans un premier succès qui le rendra mondialement célèbre : le quatrième de ses "Contes moraux", Ma nuit chez Maud.
L’ambition de ces "Contes moraux" est de livrer, non pas un conte avec une morale comme on pourrait le croire mais bien un récit qui confronte une personne à sa propre exigence, à sa vision du monde. Rohmer donne l’occasion d’assister à cette confrontation au moyen de la voix off qui permet au spectateur de suivre objectivement l’action tout en bénéficiant de la voix intérieure, de la subjectivité du personnage. En l’occurrence, l’affrontement entre Jean-Louis Trintignant le catholique et Françoise Fabian la libre-penseuse autour du pari de Pascal est un moment d’intelligence pure, d’émotion singulière, de grâce cinématographique.
Après ses "Contes moraux" et avant les "Comédies et Proverbes", ce professeur de lettres va adapter des classiques de la littérature : Perceval le Gallois de Chrétien de Troyes en gardant les vers de huit syllabes, et La Marquise d’O, d’après Kleist.
"Comédies et Proverbes"
Au début des années 1980, il se lance dans un nouveau cycle, celui des "Comédies et Proverbes". Le narrateur a disparu et l’argument moral aussi. La structure est moins contraignante dans la mesure où il renonce à tout articuler autour d’un personnage central. Autant ceux des contes étaient arc-boutés sur leurs certitudes intellectuelles et sociales, autant ceux des comédies doutent.
Deux titres sont touchés par la grâce. Les Nuits de la pleine lune ("Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison") voit passer Pascale Ogier, étoile filante du ciné, entre deux styles.
Mais s’il fallait choisir un seul Rohmer, ce serait Le Rayon vert, film modeste, léger, naturel tant il semble improvisé, presque amateur, totalement concentré sur les contradictions sentimentales de son héroïne, sans doute la plus rohmérienne d’entre toutes : Marie Rivière. Car, comme Fellini, Rohmer a forcé les pages du dictionnaire. Rohmérien est une langue cinématographique unique, mélange de naturel et de sophistication, elle sonne un peu faux au départ, et pourtant, à l’arrivée, elle révèle la vérité intime des personnages féminins.
Le paradoxe rohmérien
Nous voilà arrivé au cœur de l’œuvre et de son paradoxe. Rohmer a découvert et lancé plusieurs comédiens masculins majeurs - André Dussollier, Pascal Greggory, Melvil Poupaud et bien sûr Fabrice Luchini - mais aucune de ses jeunes comédiennes n’a fait carrière sauf Arielle Dombasle, plus un personnage en soi qu’une véritable actrice.
Auteur d’une biographie consacrée au cinéaste, Noël Herpe avançait cette analyse. "Rohmer crée les femmes de toutes pièces, ça lui plaît de voir ces filles qui n’existent qu’à travers lui. Le rapport est ambigu, car il y a la volonté de les montrer dans leur singularité et, en même temps, il les vampirise. Une fois qu’elles sont à l’écran, elles sont vidées de leur sang. Et elles ne feront pas carrière. Elles sont fixées comme des papillons, prisonnières du film. Avec les femmes, il avait un rapport affectif. Il a de très longues conversations avec elles. Les hommes, il leur donne leur texte et c’est bon. Il n’aimait pas tellement les hommes. Il ne les fréquentait pas. Il était vraiment heureux dans la compagnie des femmes. Pour lui, le cinéma était quelque chose d’interdit, de sulfureux, qui lui permettait d’approcher des jolies femmes. C’était de l’ordre de la transgression. Il était de culture catholique, littéraire, académique. Le cinéma lui apportait un vent de liberté un peu coupable.
En quelque sorte, Éric Rohmer vivait la vie imaginaire et interdite à Maurice Schérer."
Mon matin chez Éric
Dans les années 1970 et 1980, Éric Rohmer incarne, comme Terrence Malick aujourd’hui, l’auteur avec un grand A, avec un univers, avec une phobie de la presse. Son visage est pratiquement inconnu, une seule photo existe en circulation. Pour poursuivre son œuvre, le cinéaste compte sur son public, limité, mais bien réel dans de très nombreux pays.
Toutefois, dans les années 1990, un renouvellement s’impose. Alors sa productrice Margaret Menegoz bataille pour le convaincre d’accorder quelques interviews, histoire d’améliorer la médiatisation de ses films. Imaginez l’excitation de celui qui se rend, un beau matin, au 22 avenue Pierre 1er de Serbie à Paris, pour s’entretenir avec le légendaire cinéaste.
Une porte entrouverte
Bouton de sonnette des "Films du Losange", la porte de l’immeuble s’ouvre. Je monte les escaliers et vois, au deuxième étage, une porte entrouverte, dépourvue d’informations. Je frappe. Pas de réponse. Je recommence. Toujours rien. J’entre, la pièce est vide. Je frappe à la porte suivante. Pas de réponse. J’entre et découvre un espace monacal : une table, une chaise, une machine à écrire et un homme : Éric Rohmer. Je tente de lui expliquer, la porte entrouverte, etc. mais il bondit, ne veut rien entendre et m’expulse, furieux, en colère. Quelques étages plus haut, dans les bureaux des Films du Losange, j’explique l’incident et vois mon interlocutrice devenir blême, catastrophée. On m’installe dans un petit bureau où j’attends patiemment dans mes petits souliers. Éric Rohmer finit par y entrer, le visage fermé. Je tente quelques questions qui restent sans réponse. On ne va pas y arriver. Prenant l’incident à ma charge, m’excusant d’être entré dans son intimité, je lui propose d’arrêter à moins qu’il m’accorde une seconde chance.
Le moment est suspendu, figé, gelé, glacial. Et on reprend pour une heure inoubliable au cours de laquelle il expliquera notamment pourquoi son œuvre est organisée en cycles.
"Pour deux raisons. La première, c’est pour fidéliser le public. La seconde, c’est une source d’inspiration. Car l’inspiration peut naître d’une contrainte. Moi, je préfère compter sur la fidélité d’un public plutôt que sur l’impact de tel ou tel film. C’est l’esprit même de la politique des auteurs. Un auteur, c’est quelqu’un qui imprime sa personnalité à un film. On va voir un film de Bergman, sans prêter attention aux acteurs. En intégrant les films dans une série, en faisant des films à suivre, le spectateur sait ce qui l’attend. Il n’y a pas de tromperie sur la marchandise. La ligne est définie. Quand un auteur poursuit son œuvre, parfois il est suivi, à d’autres moments il l’est moins, le public est de toute façon insaisissable. Quand un film plaît, le suivant plaît beaucoup moins ; ça monte et ça descend. L’important, pour moi, c’est que cette courbe ne monte pas très haut et ne descende pas très bas. Cela m’ennuierait beaucoup d’avoir de très grands succès. En plus, cela ne m’intéresse en aucune façon car, d’un point de vue financier, je n’en ai pas besoin ; mes films sont bon marché."