Zoé Wittock: "J’avais envie de briser tous ces carcans de la normalité"
Avec Jumbo, Zoé Wittock signe un premier long métrage surprenant et poétique, dans lequel Noémie Merlant incarne une jeune fille qui, dans un parc d’attractions, tombe amoureuse d’un manège…
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Publié le 22-03-2020 à 16h37 - Mis à jour le 23-03-2020 à 18h50
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Avec Jumbo, Zoé Wittock signe un premier long métrage surprenant et poétique, dans lequel Noémie Merlant incarne une jeune fille qui, dans un parc d’attractions, tombe amoureuse d’un manège…
Ce mercredi 18 mars, Jumbo aurait dû sortir en salles. Mais face à la fermeture des cinéma pour cause de crise du coronavirus, le film "sort" finalement en "Premium VOD" sur les plateformes de vidéo à la demande partenaire de ce nouveau service temporaire (VOO, Proximus, UniversCiné, Lumière et Dalton). Un coup dur pour la jeune Zoé Wittock, qui aurait évidemment rêvé de voir son film projeté sur grand écran...
Formée à Paris et Los Angeles, la jeune belge avait commencé à écrire ce film en anglais, aux États-Unis. Avant de finalement retraverser l’Atlantique pour réaliser son premier long métrage. "J’aimerais bien pouvoir travailler sur les deux territoires. Là, j’ai un projet en anglais avec les États-Unis, mais je vais certainement avoir d’autres projets en français ici. J’ai envie de rester libre" nous expliquait-elle le 11 mars dernier à Bruxelles, en promo avec ses actrices Emmanuelle et Noémie Merlant.
Révélée face à Adèle Haenel dans le magnifique Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, la jeune actrice française campe ici Jeanne, jeune fille maladivement timide tombant amoureuse d’un manège forain, qu’elle appelle Jumbo! L’histoire peut sembler folle. Et pourtant, elle se base sur une réalité. Le 18 mars dernier, l’Allemande Michele Köbke devait par exemple épouser le Boeing 737-800 dont elle est amoureuse depuis 5 ans!

Comment vous est venue l’idée de faire un film sur l’objectophilie, l’attirance sexuelle pour un objet?
Je trouve intéressant que le film ne soit pas purement dans l’imagination, purement métaphorique et poétique. Mais qu’il ait aussi un ancrage dans la réalité. L’idée de base vient de la lecture d’un article dans un journal, qui parlait d’une femme tombée amoureuse de la Tour Eiffel et qui a fini par l’épouser. Elle fait encore plus fort, avec le symbole phallique! Cette histoire m’a fait sourire mais, je ne sais pas pourquoi, une semaine après, j’y pensais encore. J’avais envie de comprendre, pas tant l’histoire d’amour avec une machine que l’acte du mariage. J’ai fouillé sur Internet et j’ai réussi à entrer en contact avec Erika Eiffel, comme elle s’appelle maintenant...
Quelle impression vous a fait cette femme?
Je m’attendais à voir une femme atteinte d’une maladie mentale, quelqu’un d’un peu fou, en marge. Mais je suis tombée sur quelqu’un de normal, qui travaille, paye ses impôts, vit sa vie. Elle avait essayé de faire sa vie avec des hommes, mais ça n’avait pas marché; elle les avait rendus tristes et malheureux. Et à un moment, elle s’est rendu compte qu’elle devait s’accepter pour qui elle était. Alors, oui, bien sûr, elle a un petit grain de folie, mais comme on en a tous. Son discours très ancré m’a vraiment poussée à revoir mon regard sur cette histoire. À l’époque, je ne savais pas encore que j’allais en faire un film. Mais si je ne lui avais pas parlé, je pense que je me serais plus intéressée au côté maladie, un peu malsain. Mais cette rencontre a changé ma vision. Et je me suis dit que ce chemin que je faisais en tant que personne — passer d’une bête curieuse à un être humain qui a simplement une autre façon de voir la vie — était intéressant. Et c’est là que je me suis dit qu’il y avait un film. Après, j’ai voulu m’émanciper de son histoire pour raconter la mienne et choisir un objet un peu plus visuel. Et utiliser tout le pouvoir de la fiction pour raconter une émotion qui n’est pas palpable dans la réalité, cette sensation d’amour pour une machine…
Ne sommes-nous pourtant de plus en plus amoureux des machines? De nos téléphones portables par exemple?
Oui, c’est la suite de notre main. Aujourd’hui, les machines sont presque plus rassurantes que les êtres humains. Et puis il y a aussi ces relations très nostalgiques avec les objets de l’enfance. En tout cas, on met énormément d’émotions dans les objets. La preuve est qu’on amoncelle chez soi quantité d’objets qu’on n’arrive pas à jeter. On a tous cela en soi. Sauf que ces personnes qu’on appelle « O.S. » (pour « objection sexuelle ») vont encore plus loin dans ce rapport aux objets. Jusqu’à créer des histoires d’amours. Le fétichisme est quelque chose dont on parle depuis longtemps. Ce qui dérange peut-être un peu plus dans ce film, c’est qu’on parle d’une vraie relation amoureuse, dans la partie sexuelle, mais aussi la partir plus émotionnelle. En fonction du point de vue, on va dire que c’est fou ou, au contraire, que cela peut rentrer dans une normalité. Avec ce film, j’avais envie de briser tous ces carcans, toutes ces portes. Au lieu d’essayer de faire rentrer l’autre dans une case, en lui disant: "Tu es fou" ou "Tu es normal", essayer de le comprendre.
Votre personnage semble coincée dans l’enfance, refuser toute relation avec les hommes…
Au moment où j’ai écrit ce film, j’étais beaucoup plus jeune, plus timide. J’étais dans une recherche d’identité. Je pense que cela s’est glissé dans ce personnage très introverti, réservé, qui cherche sa place dans le monde. Après, ça tourne autour de la construction de son histoire. Son trauma à elle, c’est l’absence de figure paternelle. Elle vit avec une mère qui a une relation très objectivée avec les hommes. Elle fait comme avec son vibromasseur: elle les prend et elle les elle jette, comme des objets. Ça ne pousse pas à avoir un rapport très sain avec les hommes... Mais par sa fascination pour les miniatures qu’elle construit, ce jardin intime qu’elle se crée dans sa chambre, cette relation déjà très fusionnelle avec les objets avant de rencontrer Jumbo, c’était pour montrer que c’est quelque chose qui est déjà en elle. C’est juste qu’à un moment donné, à la place d’être inconscient, ça devient conscient, au moment où elle passe de femme-enfant à femme. Je m’intéressais à ce moment où on conscientise les choses qui font déjà partie de nous depuis tout-petit. C’est aussi le principe du coming out, où l’on doit s’affirmer face à ses parents.

Vous ressemblez beaucoup à Noémie Merlant. La choisir était-il une façon de renforcer la dimension personnelle de ce premier film?
Je ne m’en suis pas rendu compte, mais tout le monde me le dit. Quand j’ai vue Noémie en casting, à l’époque, elle était pas encore connue - elle a été castée pour Portrait de la jeune fille en feu après notre tournage. Au début, je ne l’avais pas retenue, en partie pour son physique, que je trouvais très puissant, très fort. Je cherchais plus de fragilité dans le personnage. Mais au bout de huit mois de casting, après avoir vu 150 actrices, elle me restait dans la tête. Je lui ai demandé de revenir en casting. Et là, elle m’a fait pleurer. Si elle était capable de me surprendre après que j’ai vu 150 filles, c’était qu’il y avait vraiment quelque chose. Mais je pense qu’inconsciemment, le physique et cette ressemblance me faisaient peur, peur de me mettre à nu. Mais je ne m’en suis rendu compte qu’a posteriori, quand les gens me l’ont dit. Et la blague, c’est que Noémie, son premier prénom, c’est Zoé…
Quelle est la dimension personnelle dans ce personnage, même si vous n’êtes pas amoureuse d’une la Tour Eiffel?
J’aurais peut-être voulu, cela m’aurait peut-être rendue plus originale. Je ne sais pas si c’est parce que je suis grande, mais on m’a toujours dit que j’avais un côté froid, impressionnant au premier abord. Alors que, moi, je me suis toujours sentie très fragile, peu à ma place, mal à l’aise. Il y avait un contraste entre ce qu’on percevait de moi et qui j’étais vraiment à l’intérieur. Le cinéma, l’écriture sont toujours une thérapie. En écrivant un personnage fragile, qui va petit à petit s’affirmer, il y avait une volonté de m’affirmer moi-même à travers le cinéma. Le fait d’assumer une histoire aussi folle, aussi hors norme, était une sorte de victoire pour moi. Je pense que j’ai vraiment grandi à travers ce film. Dans le personnage de la mère, son côté extraverti, dévergondé, j’ai aussi mis quelque chose dont je rêve et que je n’ai pas toujours. Dans la protection de sa chambre, on fait ce qu’on veut avec ses personnages; on y met forcément une part de ce qu’on aimerait être…

À quel moment avez-vous décidé d’intégrer une dimension fantastique et de donner vie à Jumbo?
L’histoire imposait d’aller dans le fantastique. Quitte à faire une fiction plutôt qu’un documentaire, autant utiliser les outils qu’on a à disposition et essayer de concrétiser ce désir impalpable. De montrer visuellement ce que pouvait être un sentiment amoureux, à travers les échanges lumineux, sonores. Cette machine bouge, fait de la lumière, de la fumée, du bruit. Je voulais partir de tous ces éléments réels pour les décupler et les tirer vers le fantastique, vers la fiction, l’imaginaire, le rêve. Et traduire visuellement un jardin intime. Et c’est marrant parce que j’ai montré ce film à Erika Eiffel au festival de Berlin, où elle habite, et elle m’a dit: 'C’est fou car j’avais l’impression devoir ce que je ressens.' Et c’était assez beau car on avait discuté mais pas tant que ça. J’avais pris énormément de libertés et j’avais peur de ces libertés mais, au final, elles rejoignent la réalité. Il y a donc une volonté de rejoindre le fantastique, mais sans s’y perdre totalement, parce qu’il y avait cette volonté de dire que c’était aussi une histoire vraie. D'être dans le surréalisme plus que dans le fantastique complet.
Comment êtes-vous parvenue à rendre Jumbo vivant?
On a fait un long casting, un casting international puisque Jumbo ne parle ni français, ni flamand… On avait d’abord trouvé un Jumbo aux États-Unis, mais c’était trop compliqué de le faire venir en Europe. Finalement, quelqu’un nous a dit qu’il y en avait un en France. Cela a été compliqué de trouver le bon, parce que, souvent, les machines étaient trop grandes, avec un côté grandiose, mais du coup un rapport homme-machine un peu compliqué à gérer au cinéma. Et sur des machines plus petites, c’était trop fin, trop doux, trop féminin, alors que je cherchais quelque chose de masculin. Jumbo avait ce juste entre-deux. Et puis c’est une machine très manipulable. En fonction des positions, elle apportait des émotions différentes. Quand la machine descend sur cette jeune fille, il y a quelque chose de très impressionnant, de terrifiant. Mais quand elle se retourne, c’était différent. En apprenant à filmer Jumbo, on s’est dit que c’était un peu la main de King Kong, qui vient rattraper cette jeune fille en perdition pour la rassurer...
Était-ce un gros challenge technique d’animer Jumbo?
Techniquement, le problème, c’est que c’était une machine automatique: on appuie sur un bouton, elle est lancée puis se remet en place. Pour le film, on avait besoin qu’elle soit manuelle. Avec mon chef décorateur, William Abello, ingénieur de formation, on a donc complètement changé son système électrique, pour la rendre manuelle, ainsi que les lumières. On a changé les 3000 ampoules et on a inventé le coeur de la machine, avec lequel le personnage discute beaucoup. Après, ça a été un travail de marionnettiste. Il y avait toute une chorégraphie dans le scénario, qu’il a fallu traduire visuellement à l’image. Avec, en plus, tout le travail du chef opérateur qui venait appuyer les lumières de Jumbo avec ses propres lumières. On était donc cinq ou six à travailler cette machine en même temps que Noémie jouait. Et on s’est calé sur son rythme à elle. Du fait qu’on avait beaucoup d’effets spéciaux plateau, on était sur quelque chose de beaucoup plus organique. Après, il y a évidemment des effets 3D. Benuts, une boîte wallonne, a fait un très très bon travail pour sublimer la machine et rentrer véritablement dans le surréalisme. Mais à la base, tout est réel.
Pourquoi avoir tourné ce film en Belgique, aux Cascades de Coo, vous qui avez étudié à Paris puis Los Angeles?
Je suis Belge, avec une partie de ma famille dans les Ardennes. Dans ma recherche d’identité, je me suis dit qu’il fallait que je vienne en Europe découvrir mes racines car, comme fille de diplomate, j’avais vécu partout, mais pas vraiment ici. Et si c’était en Europe, cela devait forcément être proche des Ardennes, que j’adore avec ces grandes forêts, ces pins… Mais bizarrement, je n’avais pas de souvenirs d’enfance à Plopsa Coo. C’est en discutant avec les gens du coin, pour chercher un parc d’attractions, qu’on m’en a parlé. Et dès que j’ai vu la cascade de Coo, c’était une évidence. Déjà, j’aime le motif de l’eau, qui rappelle celui de l’huile par rapport à la machine. Mais il y avait surtout cette idée de cuvette, de lieu hors du temps, qui permet d’isoler mes personnages, pour laisser place à l’imaginaire. Quand j’ai découvert ce parc, c’était impossible que ce soit ailleurs. Il y avait tout ce que je voulais: les Ardennes, ce côté féérique, cette cascade…
