Comment le cinéma nous a préparés au coronavirus
Le cinéma épidémique contamine les écrans depuis vingt ans. Ces films ont préparé notre inconscient à la crise du coronavirus. Mais leur vision apocalyptique peut être porteuse d’un réenchantement.
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- Publié le 23-03-2020 à 12h30
- Mis à jour le 03-04-2020 à 19h23
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Des villes désertées, des supermarchés dévalisés, des médecins en combinaisons de protection : ces images apparues à Wuhan, mi-janvier, sont maintenant mondiales. Un “nouveau monde”, avec son lot de drames humains (près de quinze mille morts à l’heure où nous écrivons) qu’on connaissait inconsciemment : le cinéma nous y a préparés. Même l’indice R0 (le taux de reproduction de base d’un virus) était familier aux spectateurs de films comme Contagion de Steven Soderbergh (2011), maintes fois cité comme visionnaire ces dernières semaines. La pandémie du Covid-19 rattrape un genre cinématographique que l’essayiste américaine Priscilla Wald appelle “horreur épidémiologique” (1).
Un genre en vogue
Depuis le début du XXIe siècle, ces films sont en vogue, sur fond d’épidémies ou de pandémies réelles (Ebola, SRAS, grippe aviaire) : Trouble Every Day (Claire Denis, 2001), 28 jours plus tard (Dany Boyle, 2002), Resident Evil (Anderson, 2002), Dawn of the Dead (Zack Snyder, 2004), The Host (Bong Joon-ho, 2006), Je suis une légende (Francis Lawrence, 2007), Invasion (Oliver Hirschbiegel, 2007), [REC] (Jaume Balagueró et Paco Plaza, 2007), The Crazies (Breck Eisner, 2010), Carriers (Àlex et David Pastor, 2010), Contagion (Steven Soderbergh, 2011).
Nombre de ces films ou la populaire série télévisée The Walking Dead (2010-aujourd’hui) sont aussi apparentés au genre de l’“ apocalypse zombie” (2), où une infection mystérieuse réveille les morts ou transforme les individus en morts-vivants. George Romero a popularisé le genre avec le pionnier La nuit des morts-vivants (1968) et ses suites ou variantes, dont trois rien qu’au cours des années 2000 (Land of the Dead, 2005 ; Diary of the Dead, 2008 ; Survival of the Dead, 2009).
“Tous les films d’épidémie ne sont pas des films d’horreur” (3), mais beaucoup le sont, relève Hugo Clémot, philosophe du cinéma. Le postulat de départ y est toujours une contamination (d’un individu à l’autre), qui devient contagion (une chaîne d’individus) puis épidémie voire pandémie à l’échelle mondiale.
L’exemple le plus frappant, revenu ces dernières semaines à l’esprit de ceux qui l’ont vu, est Contagion de Steven Soderbergh. Le long-métrage, en tête des téléchargements ces derniers jours sur la plateforme iTunes, dépeint avec minutie la propagation d’un virus venu de Chine. Son scénariste Scott Z. Burns a rappelé sa démarche au magazine Variety : "Ce que nous avons fait avec les scientifiques impliqués et Steven, c’est la meilleure estimation de ce qui se passerait en cas de pandémie. […] Je fais confiance aux scientifiques et je ne suis pas surpris qu’ils aient eu raison".
Des motifs récurrents
“L’épidémie est à la surface du film” note Margaux De Ré, auteure d’un mémoire à l’ULiège sur L’épidémie au cinéma (2014)(4) . “Quelle que soit son utilisation, l’épidémie entraîne avec elle certains blasons récurrents, plus ou moins présents en fonction des films” : villes fantômes, gouvernements dépassés, foules paniquées, course contre la montre des épidémiologistes, déploiement de l’armée, barrages, malades alités, victimes innombrables…
“Le récit d’épidémie typique met en scène, sur un mode sensationnaliste, un virus inconnu originaire d’une région déshéritée d’Afrique ou surpeuplée d’Asie qui fait soudainement des ravages au sein des populations denses d’une mégapole occidentale”, pouvait-on lire dans un éditorial de la revue de sciences humaines Tracés en 2001, déjà. Vision qui n’est pas dénuée d’un inconscient xénophobe (voir Donald Trump qualifiant le Covid-19 de “virus étranger” le 11 mars, puis de “virus chinois”).
Les “blasons” ou stéréotypes du cinéma épidémique, trouvent un écho dans notre présent confiné. “La ville correspond à une stase temporelle, un “arrêt sur image. […] Le temps se suspend et la ville se plonge dans un mutisme étrange” écrit Margaux De Ré.
Les images de ces derniers jours ressemblent à ces films : avenues de New York désertées, fontaine de Trévi à Rome sans touriste, Champs-de-Mars à Paris fermé, terminaux d’aéroports et centres commerciaux vides. Si on a évité les pillages jusqu’ici, on a quand même vu quelques rayons vides et des ruées irrationnelles – la désormais célèbre séance de la chasse au papier de toilette inspirera sans doute certains réalisateurs à l’avenir.

Une esthétique de l’épidémie
“Dans beaucoup de films épidémiques, le monde scientifique et politique occupe une place prépondérante en tentant de minimiser les effets de la contagion et de résoudre la crise " résume encore Margaux De Ré. Selon les films, le politique est plus ou moins prompt à réagir aux avertissements de la communauté scientifique mondiale. “Le pôle politique est frappé d’impuissance et même parfois accusé de minimiser l’ampleur de la catastrophe.” Dans notre réalité, les gouvernements occidentaux ont plutôt opté pour le rôle du timoré, ignorant trop longtemps l’évidence de l’épidémie, jusqu’à ce qu’elle devienne pandémie.
Ces films fonctionnent visuellement en s’appuyant sur ce que Margaux De Ré appelle “une esthétique de l’épidémie” : masques et combinaisons intégrales de protection, vues de virus au microscope (souvent une couronne à picots, comme le coronavirus), le symbole biohazard du danger biologique… Esthétique familière qui a préparé notre inconscient à ce que nous vivons.
Les scientifiques y apparaissent régulièrement comme des apprentis sorciers, responsables de l’apparition du virus ou de sa propagation. Mais ils sont parfois les héros de première ligne qui paient de leur vie leur abnégation – le personnage de Kate Winslet dans Contagion de Steven Soderbergh augure la figure réelle du docteur chinois Li Wenliang, premier lanceur d’alerte de l’épidémie du coronavirus, décédé le 7 février.
Dans ces films, qui sont aussi des films catastrophes, “pour les survivants, l’épidémie est souvent l’occasion d’un recommencement”, constate encore la doctorante liégeoise, pour une société qui “oscille entre une reconfiguration permanente et un effondrement imminent” (5).

Un “après-coup sublime”
Pour expliquer ce paradoxal “plaisir, éternellement renouvelé, que l’on prend à se faire peur au cinéma” (critique de Contagion par Hubert Heyrendt dans La Libre), Richard Bégin, docteur en études cinématographiques, oppose à “la tragique situation du survivant ; de celui qui a (presque) tout perdu” (qui éveille chez le spectateur une identification morbide) “un après-coup sublime” (6) : “le sentiment que tout se réduit désormais dans un indéterminable hic et nunc”. “Dans un premier temps, ce sublime accable l’homme et lui fait peur”, poursuit quant à elle Margaux De Ré. “Dans un second temps, il permet à l’homme de se révéler en mettant toute son énergie dans l’exploitation des ressources de la ville.”
“Bien que ces films d’anticipation cherchent avant tout à raconter ce qui pourrait advenir suite à une catastrophe ayant tout détruit ou presque, […] ils offrent en outre une image positive, voire humaniste, de la “nouvelle” situation de l’homme déchu, en tant qu’il s’impose comme survivant de l’Histoire”, poursuit Richard Bégin. Sa nouvelle condition s’avère “être moins un échec qu’une possibilité retrouvée : celle, surtout, de se réapproprier le temps et l’espace.”
Un univers posthistorique
Les films postapocalyptiques ou épidémiques font passer le spectateur du monde réel qu’il connaît à la version alternative de la fiction, “un univers posthistorique” qui bouleverse les repères et les codes.
De la crise présente, on a beaucoup lu et entendu qu’il y aura, de même, un “avant” et un “après”. Déjà, les priorités s’inversent dans l’urgence : il ne faut plus se saluer, ne plus aller à l’école, arrêter de voyager, de consommer (on appelle, même, à consommer local, pour soutenir nos économies respectives) : la voilà, cette fameuse décroissance encore si décriée hier. La liberté de mouvement – symbole cardinal de nos démocraties – est aujourd’hui synonyme de risque. Sa négation – l’enfermement – gage de protection. (Dans 28 semaines plus tard, les survivants sont confinés dans un quartier de Londres transformé en forteresse. Dans les saisons 3 et 4 de The Walking Dead, une prison devient le refuge des héros.)
Cette inversion de valeurs, qui peut angoisser, est accompagnée cependant d’injonctions de bien-être rares venant des autorités et des chefs d’entreprise : restez en famille, faites du sport. Ou, pour citer la première ministre Sophie Wilmès, “Prenez soin de vous et des autres”. Ceci n’est pas une fiction, mais “une nouvelle réalité, impensable il y a encore deux mois” (7). Elle laissera des traces, modifiera peut-être des comportements, changera quelques certitudes.
Richard Bégin, dans son essai, conclut : “Plutôt donc que de voir dans [le cinéma postapocalyptique] l’envers de la médaille et […] un “désenchantement du monde”, il faudrait peut-être y voir l’occasion d’un réenchantement du présent, de l’espace et de l’identité individuelle.” Invitation qui peut s’appliquer à cette transition – sinon rupture. A défaut d’une “fin de l’Histoire”, essayons d’écrire un happy end.
- Dans son livre Contagious : Cultures, Carriers and the Outbreak Narrative, Duke University Press, 2008.
- Autre vogue : quarante et un films de zombies sont sortis au cours de la seule année 2008.
- “Une lecture des films d’horreur épidémique”, Tracés n°21, 2011
- L’épidémie au cinéma – De l’infiniment grand à l’infiniment petit, ULiège, 2013-2014
- Florent Coste, Adrien Minard, Aurélien Robert, “Contagions. Histoires de la précarité humaine”, Tracés n°21, 2001
- “L’imaginaire post-apocalyptique au cinéma. Sublime, déchéance et dystopie”, Paroles, textes et images : Formes et pouvoirs de l’imaginaire, coll. Figura, 2008
- Courrier aux abonnés de Dorian de Meeûs, rédacteur en chef de La Libre.