Le regard de Pablo Larraín sur la Génération Z: "Ce film, c’est un peu le XXe siècle qui regarde ce nouveau siècle"
Présenté à la Mostra de Venise l’année dernière, "Ema" sort ce mardi en "Premium VOD". Le Chilien Pablo Larraín est de retour avec un film coup-de-poing, emmené par Mariana Di Girólamo et Gael García Bernal. Une réflexion sur l’adoption et la parentalité menée tambour battant, aux rythmes du reggaeton.
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Publié le 14-04-2020 à 10h22 - Mis à jour le 14-04-2020 à 10h33
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Présenté à la Mostra de Venise l’année dernière, "Ema" sort ce mardi en "Premium VOD". Le Chilien Pablo Larraín est de retour avec un film coup-de-poing, emmené par Mariana Di Girólamo et Gael García Bernal. Une réflexion sur l’adoption et la parentalité menée tambour battant, aux rythmes du reggaeton.
En septembre 2019, deux ans après avoir décroché le prix du scénario à la Mostra de Venise grâce à Jackie (cf. ci-dessous), Pablo Larraín était de retour sur le Lido pour présenter l’intriguant Ema. Disponible dès ce mardi en "Premium VOD" , le film ne connaîtra pas de sortie en salles en Belgique. Dommage car une grande partie de sa force tient dans sa photographie ultra-léchée et dans l’expérience atmosphérique dans laquelle le cinéaste chilien plonge le spectateur, aux rythmes endiablés du reggaeton.
Ema (Mariana Di Girólamo) est en effet danseuse dans la compagnie de son homme, Gastón (Gael García Bernal). Suite à un accident tragique, le couple est amené à prendre une décision impossible : "rendre" l’enfant qu’ils avaient adopté. "J’ai toujours voulu faire un film sur l’adoption. Les films qui parlent d’adoption n’abordent jamais les cas d’adoptions qui échouent, alors que c’est assez fréquent , nous expliquait le cinéaste à Venise. Quand on adopte, on passe par un processus très bureaucratique. On vous pose énormément de questions. Êtes-vous aptes à recevoir un enfant ? Combien gagnez-vous ? Où habitez-vous ? Quelle est votre orientation sexuelle ? Vous êtes réduits à un score sur 100. Les couples qui ont la note la plus haute auront sans doute les nouveau-nés. Si votre note est moins bonne, on vous donnera un enfant de deux ans, puis quatre, cinq, six, sept ans… Les enfants de cet âge, qui sont passés par des expériences traumatisantes, sont souvent blessés. Beaucoup de ces adoptions réussissent, mais c’est un processus d’adaptation mutuelle très compliqué. Et dans certains cas, cela échoue et l’enfant, qui venait de retrouver un nom, une identité, une famille, redevient orphelin… C’est très douloureux. Mais je ne voulais pas raconter cette histoire du point de vue de l’enfant. Je trouvais plus intéressant le point de vue des parents."
Pour éviter de "rouvrir des blessures" , le cinéaste n’a pas souhaité rencontrer de couples ayant vécu cette tragédie intime. Mais il a longuement parlé avec des agents des services sociaux qui les accompagnent dans cette terrible épreuve.

Le corps pour extérioriser la colère
Ce que choisit de filmer Pablo Larraín, c’est la colère, la rage intérieure, l’impuissance de son héroïne face à une telle situation, qu’il exprime à travers le corps de Mariana Di Girólamo, danseuse et comédienne au physique très singulier, androgyne et sexy, frêle et fort. "Elle est toujours extrêmement expressive. Elle le dit d’ailleurs lors de son entretien d’embauche avec le directeur d’école : ‘Tout le monde exprime quelque chose avec son corps, même à travers la façon de regarder son téléphone.’ Nous sommes des êtres organiques. En termes de mise en scène, il s’agissait surtout de trouver la façon de la cadrer, de la regarder. Je n’ai jamais bougé la caméra comme ça. Auparavant, j’étais beaucoup plus statique, mais cette fois, il fallait toujours bouger. Cette énergie vient de la musique."
Ema vibre en effet, de façon sonore et visuelle, lors de très nombreuses scènes de danse, voire de transe. "La façon dont on danse donne beaucoup d’infos très intéressantes sur qui on est. C’était donc pour moi une façon de créer le personnage" , explique le cinéaste. Qui confie également avoir entièrement revu son scénario suite à sa rencontre avec son actrice. Son héroïne devait en effet avoir la quarantaine. Il s’est retrouvé face à une jeune femme de 26-27 ans, parfaite représentante de la Génération Z, celle qui est née et a grandi avec Internet. "On a tout changé pour coller à sa génération, qui n’est pas la mienne et qu’on a dû apprendre à connaître. Ce film, c’est un peu le XXe siècle qui regarde ce nouveau siècle."

Aux rythmes du reggaeton
C’est cette rencontre qui a poussé Larraín à s’intéresser au reggaeton, musique très populaire auprès des jeunes en Amérique latine qu’il a placée au cœur de son scénario et notamment du conflit au sein du couple. Chorégraphe à la tête d’une troupe de danse contemporaine reconnue internationalement, le personnage de Gael García Bernal ne comprend pas que ses danseurs, et en particulier sa compagne Ema, aillent se déhancher aux sons endiablés d’une musique souvent misogyne… "Quand on demande à des femmes pourquoi elles le font, elles répondent : ‘Mais qui t’es qui, putain, pour me dire ce que je dois danser ? Je danse ce que je veux !’ Ça m’a scotché. Et j’ai essayé de capturer cela dans le film, comme un témoignage de ce qui se passe aujourd’hui. J’ai grandi dans un monde où on dansait en général avec une femme, avec une forme de sensualité, dans une fête ou en club… Aujourd’hui, les jeunes dansent seuls, parfois en groupe, mais pour eux-mêmes. C’est intéressant à observer. C’est une génération très individualiste et en même temps très respectueuse des autres. Ils ne sont pas dans une forme de consommation folle. Ils veulent juste avoir un bon ordinateur, un bon téléphone, les bons vêtements, mais pas beaucoup. Ils partagent beaucoup, vivent ensemble, n’ont pas de voiture. C’était très nouveau pour moi."

Un autre rapport au sexe
Dans son exploration des corps, Larraín ne s’intéresse pas qu’à la danse. Il filme également énormément le sexe, dont son héroïne fait une consommation forcenée. "Je suis d’une génération où l’on était hétéro, homo, voire transsexuel. Mais eux, ces jeunes ne se sentent pas ceci ou cela ; ils cherchent juste l’amour , raconte le réalisateur. Ils refusent d’être enfermés dans des catégories binaires. Ils ont une autre relation à la sexualité, ils sont plus ouverts, polyamoristes. Dans la compagnie de danse de José Luis Vidal, avec qui on a travaillé, il y a 70 danseurs. Ils ont un spectacle incroyable, La Naissance du Printemps, qu’on a un peu utilisé dans le film et avec lequel ils voyagent partout dans le monde. Ils vivent donc ensemble depuis trois ou quatre ans. Je ne sais pas exactement ce qui se passe entre eux mais c’est comme s’ils ne formaient qu’un seul corps. Pour notre génération, c’est difficile à comprendre. Mais quand on a montré le film à des jeunes entre 18 et 27 ans au Chili, cela ne les a même pas frappés. Ce dont ils parlaient, c’était de la parentalité, de l’adoption, du choix de la musique et de la danse. Pas de la façon dont ma génération les regarde…"
Dans son film, Larraín montre également ces jeunes brûler sauvagement des voitures. Une image forte mais à la lecture plus complexe qu’il n’y paraît. "C’est un geste politique, une idée assez marxiste : la renaissance après la destruction. Mais ils ne cherchent pas à créer l’anarchie, plutôt à laisser une trace. La ville où l’on a tourné, Valparaíso, est un port près de Santiago : 90 % des murs y sont couverts de graffitis et de tags. C’est incroyable ! J’ai parlé avec des graffeurs, qui me disaient qu’ils voulaient laisser un témoignage, une trace dans la ville. Je trouvais intéressant d’inclure cela dans le film" , conclut le cinéaste.

Bio-express de Pablo Larraín
Né en 1976 à Santiago, Pablo Larraín est l’une des principales voix contemporaines du cinéma chilien. Après son premier long métrage Fuga en 2005, Larraín s’impose dans les festivals internationaux avec une puissante trilogie sur l’histoire de la dictature de Pinochet: Tony Manero (2008), Santiago 73, post mortem (2010) et No (2012). Suivront El Club, étude des petits secrets de l’Église catholique chilienne qui lui valut le grand prix du jury à Berlin en 2015, une biographie fantasmée de Neruda (2016) et, en 2017, son premier film anglophone: Jackie, avec Natalie Portman, nommée à l’Oscar pour son interprétation de la veuve de John Fitzgerald Kennedy.
Pablo Larraín est également producteur aux côtés de son frère Juan de Dios Larraín au sein de la société Fábula, qu’ils ont créée dès 2003 pour produire ses propres films mais aussi ceux de son compatriote Sebastián Lelio (dont Gloria, Une Femme fantastique et Gloria Bell avec Julianne Moore).
