Clint Eastwood, héros éternel, fête ses 90 ans
L’acteur, réalisateur, producteur et ancien maire fête ses 90 ans. Plus productif que jamais, il a loué ses dernières années le héros américain individualiste. Un retour aux sources même des Etats-Unis dont il incarne l’esprit.
- Publié le 31-05-2020 à 09h45
- Mis à jour le 31-05-2020 à 09h48
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Tu ne te fais jamais traiter de connard ? – Tout le temps.” Ce dialogue plante Earl Stone, horticulteur endetté et passeur de drogue incarné par Clint Eastwood dans La Mule (2019). Clin d’œil ciselé par le scénariste Nick Schenk à l’intention d’un réalisateur et acteur qui fête ses 90 ans le 31 mai : tête de mule, précisément, antihéros impénitent, toujours aux marges d’un système qu’il a utilisé pour outrepasser la date de péremption de ses multiples casquettes, déjouant pronostics et plans de carrière.
Il décroche son vrai premier rôle au cinéma à 34 ans. Devient star mondiale et réalisateur à 40 ans. Reçoit un premier oscar à 63 ans (pour Unforgiven, 1992). Passé 75 ans, il signe une quinzaine de films en quinze ans avec une productivité époustouflante (trois titres en 2018). Le plus important succès commercial de sa carrière de réalisateur aux États-Unis, il l’enregistre passé 80 balais avec American Sniper (2014), film ambigu qui force à réévaluer sa “triomphante success story entièrement américaine”, comme l’écrit son biographe Patrick McGilligan, dans Clint Eastwood, une légende.
Une success story qui débute tardivement. Tel John Wayne, l’acteur a rongé son frein près de quinze ans. Son premier contrat date de 1955. Figurant dans des films obscurs, il fait son nom dans une série western, Rawhide (1959-1965), à l’époque où la télévision est le mouroir des carrières. Le salut vient de rôles dont personne ne voulait : l’homme sans nom de la “trilogie dollars” (1964-1968) de westerns spaghettis de Sergio Leone d’abord, puis le politiquement incorrect Dirty Harry (1971).

Héros de l’Amérique blanche
À son retour d’Italie, Eastwood assoie sa popularité naissante avec des films d’action bâtards (Quand les aigles attaquent, De l’or pour les braves) ou des westerns tardifs (Pendez-les haut et court). “Combien de temps durera le culte d’Eastwood ?” interroge Variety, l’hebdomadaire d’Hollywood, en 1968. La réponse, trois ans plus tard, est éloquente. Eastwood est “la star la plus populaire du monde” selon le magazine Life. “Eastwood renverse John Wayne” clame une autre revue. Il est le nouveau héros de la classe moyenne blanche.
L’acteur vient de réaliser son premier film, Un frisson dans la nuit (1970) et de jouer dans le premier Dirty Harry (1971). Dans le premier, il est un disc-jockey harcelé par sa maîtresse d’une nuit (ambiguë Jessica Walter). Dans le second, un flic expéditif en lutte autant contre la violence urbaine que contre la justice qui accorde plus de droits aux criminels qu’à leurs victimes. Un bras d’honneur aux féministes, un règlement de compte avec les libéraux : il n’en faut pas plus pour faire passer Eastwood pour un réactionnaire. Pauline Kael, éminente critique du New Yorker dont la plume compte à l’époque, qualifie Harry de “cryptofasciste”.

Erreur de perception. Ce qui ne veut pas dire non plus, comme l’écrivait le critique Philippe Fraisse dans Positif en 2007 qu’“Eastwood se borne à raconter des histoires, au-delà ou en deçà de tout engagement idéologique” et “qu’il n’a pas de système idéologique pour penser le monde”. L’argument permet sans doute de dédouaner le réalisateur des aspects délicats de son cinéma. S’il n’est pas un idéologue, Eastwood n’en a pas moins une vision du monde ou, du moins, de l’Amérique – sinon pourquoi soutenir Ronald Reagan en 1980, John McCain en 2008, Mitt Romney en 2012 (au prix d’un bide), Donald Trump en 2016 et se présenter à la mairie de Carmel ? Selon le producteur David Brown, qui a travaillé avec lui, “il y a une morale dans chacun de ses films. Il faut parfois creuser un peu, mais elle est toujours là.”
Descendant des Pèlerins du Mayflower
Morale ou idéologie ? Les valeurs d’Eastwood, descendant au douzième degré d’un des Pères pèlerins du Mayflower (William Bradford, deuxième gouverneur de Plymouth), sont celles de l’Amérique originelle, prônées par le parti libertarien, créé en 1971 par des dissidents républicains – auquel Eastwood adhère. Son modèle est le pionnier qui réussit à force de résilience et de ténacité, homme ordinaire cher à Thomas Paine, auteur du pamphlet de la révolution américaine, Common Sense (Le Sens commun, 1776). Son credo : “laissez chacun tranquille”. Les individualistes qui se défient du système dominent l’œuvre de l’autodidacte Eastwood qui a créé sa maison de production Malpaso dès 1967 afin de préserver son indépendance.
Josey Wales hors-la-loi (1976) est l’œuvre qui résume le mieux sa philosophie, histoire d’un vétéran sudiste qui refuse la tyrannie du vainqueur (ou la loi qui aliène l’homme libre dans la vision radicale américaine). Il fuit au Texas. En chemin, il recueille une vieille dame et sa petite-fille, un vieil Indien, un chien errant, une jeune indienne : une famille de laissés-pour-compte… Tout Eastwood est là : injustice, cycle de la violence, rédemption, primauté de l’individu et de la communauté.

Ses thèmes traversent son œuvre depuis L’homme des hautes plaines (1973), son deuxième long métrage, allégorie baroque encore marquée par Leone mais qui introduit la figure majeure non du justicier mais de l’ange exterminateur (le personnage fait repeindre en rouge sang une ville de pleutres et la rebaptise Hell/L’Enfer). On le retrouve dans Pale Rider (1985) puis dans Impitoyable (1992), qui lui vaut ses premiers oscars. Le seul vrai tireur et tueur d’Impitoyable, Munny (Eastwood), n’est efficient que sous l’emprise de l’alcool. À la fin du film, il menace de l’enfer tout qui tenterait de l’arrêter. Le héros de la Frontière, écrit Daniel Agacinski est “radicalement situé entre deux mondes […] : entre le monde sauvage et le monde civil, entre le monde d’avant et le monde d’après.”
Ainsi en va-t-il de Bronco Billy (1980) et Honkytonk Man (1982), deux saltimbanques traversant la Grande Dépression, qui marquent sa reconnaissance comme auteur en Europe. On y a vu une peinture de la mort du rêve américain. Tout faux, corrige l’intéressé : portrait d’hommes qui refusent la charité et ne comptent que sur eux-mêmes – comme Eastwood père, ruiné par la crise de 1929, reconverti garagiste. Au même moment d’ailleurs, comme pour affirmer sa vision du monde, l’acteur soutient Ronald Reagan dont le slogan est, déjà, “Make America Great Again”.
Reliques, fantômes, morts vivants
Les héros d’Eastwood sont entre deux âges ou au seuil de la frontière de la vie : des reliques, voire des fantômes, des morts vivants, qui incarnent un monde perdu. Ce sont des loners (veufs et divorcés abondent) dont l’avancée du pays a fait des losers (endettés, chômeurs, professionnels déchus). Fidèles à leurs valeurs, ce sont des perdants, mais pas des vaincus. Selon l’idéal américain, tous ont droit à une seconde chance – comme l’ancien acteur tricard qui a failli jeter l’éponge en 1958.
Tous refusent de baisser les bras, face aux aléas et, surtout, à l’injustice. Comme le vieil Earl de La Mule : vétéran de la guerre de Corée, retraité endetté qui devient passeur de drogue. S’ils meurent, c’est debout, après un dernier baroud : Walt Kowalski dans Gran Torino (2008), autre vétéran, ou l’héroïne de Million Dollar Baby (2005) son film aux quatre oscars. Mais, parfois, justice n’est pas rendue, comme dans Mystic River (2003), son film le plus noir – car Eastwood est aussi un lucide.

Si on observe sa carrière sous le prisme de l’individu opiniâtre qui suit son instinct (Sully, Le Cas Richard Jewell) et sa “destinée manifeste”, on réconcilie le réalisateur de Bird et celui d’American Sniper. Celui de Firefox et de Sur la route de Madison. Invictus et Hoover. Les Lettres d’Iwo Jiwa et Le 15h17 pour Paris. Dirty Harry et le Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres.
Le cinéma d’Eastwood dénonce la corruption morale des élites qui empiète sur la vie de l’Américain ordinaire et trahit les valeurs fondatrices du pays. Sa récente tétralogie sur “l’héroïsme américain” (d’American Sniper à Le Cas Richard Jewell) témoigne de ce cinéma populiste au sens de la fameuse adresse de Lincoln (“pour le peuple et par le peuple”). Tête de Mule assumée, l’acteur n’a jamais dévié de sa ligne, qu’il résumait à Positif, dès 1985 : “Je me fie à mon instinct et je fais les films auxquels je crois. Si le public me suit, tant mieux.” Et tant pis s’il se fait traiter de “connard”.