Alejandro Landes: "Je crois que c’est un film politique, pas dans l’idéologie, mais dans la nature humaine"
Avec Monos, Alejandro Landes marque l'un des films sud-américains les plus marquants de ces dernières années. Rencontre avec un cinéaste primé à Sundance et à Gand à l'occasion de la sortie de son film sur nos écrans.
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Publié le 01-07-2020 à 10h06
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Avec Monos, Alejandro Landes marque l'un des films sud-américains les plus marquants de ces dernières années. Rencontre avec un cinéaste primé à Sundance et à Gand à l'occasion de la sortie de son film sur nos écrans.
Début octobre 2019, Alejandro Landes était l’invité du Festival de Gand, après avoir fait forte impression à la Berlinale quelques mois plus tôt avec son second long métrage Monos. Détendu et accessible, le cinéaste colombo-équatorien est loin de l’image que l’on pourrait se faire du réalisateur d’un véritable ovni. Lequel, quelques jours plus tard, décrocherait le prix du meilleur film à Gand…
L’origine de Monos remonte au premier film de Landes, Porfirio, présenté à Cannes en 2011 et qui racontait le détournement d’un avion par un vieil homme en chaise roulante armé de deux grenades cachées dans son lange ! Un rôle tenu… par l’intéressé lui-même. "Il était en résidence surveillée. J’ai donc dû passer par le ministère de la Justice pour avoir la permission. Et là, c’était rempli d’adolescent en jeans, baskets, qui flirtaient, papotaient… On m’a dit que c’était des enfants qui avaient fait partie d’armées illégales et qui faisaient partie d’un programme de réinsertion à la vie normale. Certains avaient combattu pour la gauche, d’autres pour la droite. Ça a été ma première expérience avec ce sujet", se souvient le cinéaste.

Qu’est-ce qui vous a intéressé chez ces jeunes ? Ils résument deux situations extrêmes de la condition humaine : la guerre - expérience très intense où les gens que l’on rencontre deviennent des amis pour la vie - et l’adolescence, où l’on tombe amoureux pour la première fois, où on a l’impression que le monde va s’écrouler. Ce sont deux catalyseurs, qui fonctionnent ici en miroir. Les enlèvements en Colombie sont une chose vraiment banale. Je voulais raconter un kidnapping, souvent vu au cinéma, du point de vue de kidnappeurs qui, d’une certaine façon, sont eux-mêmes prisonniers, avec l’adolescence, l’amour…
Le film est aussi un hommage aux grands films de guerre hollywoodiens, comme Apolalypse Now, Platoon, Rambo… Oui mais ce sont des guerres d’une autre époque. Aujourd’hui, il y a un vrai vide idéologique. En Colombie, aucun de ces groupes ne se bat vraiment pour Karl Marx ou pour la droite. Et en Syrie, en Afghanistan, en Irak, pourquoi se bat-on ? Ce n’est pas si clair. On n’a plus ce qu’on voyait dans les films avant : une guerre organisée, avec un front, des uniformes, un drapeau, des bons et des méchants, des communistes et des capitalistes… Moi, je voulais faire un film de guerre mais avec un vide idéologique complet. On ne sait pas pourquoi ils se battent.
La comparaison avec Apocalypse Now, autre voyage vers les ténèbres et la folie, semble quand même évidente… Je prends ça comme un compliment. C’était une référence. Le voyage vers la folie est une question existentielle, un voyage intérieur. En ce sens, c’est littéraire. Au cœur des ténèbres, la nouvelle sur laquelle est basé le film de Coppola, posait ces questions. Deux différences. Apocalypse Now continue de proposer une base idéologique : le colonialisme, l’impérialisme, le communisme… Monos est vide de tout cela. Et j’ai fait le choix délibéré d’utiliser cet espace négatif. Par ailleurs, les Monos viennent de cette terre. Ce ne sont pas des Français, des Anglais ou des Américains allant faire la guerre dans le Tiers-Monde. Après, je crois que, malheureusement, la guerre nous accompagne depuis l’origine. Ce sont les mêmes questions, posées dans un contexte nouveau. Certains journalistes me demandent pourquoi il n’y a pas d’histoire, de motivation… Mais y a-t-il toujours une raison à la guerre ? Demandez aux Américains ce que les États-Unis font en Syrie… Je ne pense pas qu’ils pourront répondre… On se construit souvent des histoires pour trouver une raison à la guerre. Mais parfois, le combat est juste personnel. En Colombie, c’est le cas. On ne se bat plus pour Marx. C’est soit devenu un mode de vie, une façon de gagner sa vie ou une question de vengeance. Les pires armées rebelles ont souvent commencé avec des gens qui ont enduré ce que vivent ces petits enfants que l’on voit sous la table à la fin du film. Ce sont des papillons… Vingt ans plus tard, ils auront créé un ouragan. Je crois que c’est un film politique, pas dans l’idéologie, mais dans la nature humaine. Je ne veux pas paraître nihiliste mais poser la question qu’on doit se poser aujourd’hui. Je vis depuis deux ans à New York ; je n’entends personne parler de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak… Pendant la guerre du Vietnam, les gens manifestaient, protestaient, se battaient… Aujourd’hui, les gens regardent ailleurs.
Certains des personnages sont encore des enfants. Pour certains, la guerre semble être un jeu… Je ne crois pas que ce soit très différent d’un jeune de 18 ans du Kentucky, qui regarde Rambo ou Rocky et qui a envie d’aller se battre pour son pays en Afghanistan… Il y a une part de jeu, d’innocence, de naïveté. Ce serait une erreur de lire ce film comme s’il parlait d’enfants-soldats dans un pays du Tiers-Monde. Non, il parle de nous.
Vous proposez avec ce film une véritable expérience sensorielle au spectateur. Comment avez-vous travaillé la forme ? Avec très peu d’argent et énormément de responsabilités ! Le tournage a été épique ! Il y avait beaucoup de paris sur ce film, car on a des mineurs non professionnels, des acteurs hollywoodiens, des animaux, des hélicoptères, des scènes sous-marines, des effets spéciaux et numériques. Et des décors qui changent en une seconde, selon la météo. Mais on avait besoin de ce côté épique. L’allégorie fonctionne aussi à cause de la dimension du film. Cela permet la transition à travers les genres : le passage à l’âge adulte, l’horreur, l’action, la guerre… Je crois qu’on a eu besoin d’aller très loin pour dire quelque chose de proche.
Le film débute au sommet de la montagne et va progresser en descendant vers la vallée, avec une omniprésence de l’eau, à travers la pluie, la rivière… Pourquoi cette attention à l’eau ? L’eau est en mouvement constant, il y a un effet de miroir avec l’adolescence. À l’adolescence, les poils sortent, la voix mue… Le corps est en métamorphose permanente. C’est pareil pour le décor. Le sommet de cette montagne, à 4000 mètres d’altitude, est un réservoir d’eau national. L’eau descend la montagne en gagnant sans cesse de la vitesse et se jette dans les basses terres. Je voulais faire un film du point de vue de la rivière. Je voulais aussi que ce soit cyclique. Une fois arrivée au fond, l’eau se condense, remonte dans les nuages puis retombe à nouveau en pluie. La violence fonctionne comme cela.
Qui sont ces jeunes acteurs? Où les avez-vous trouvés?
J’ai regardé 800 jeunes de toute la Colombie, dans les rues, en envoyant des directeurs de casting dans les écoles, en ligne, lors de nos repérages… À la fin, on en a choisi 25. On leur a demandé de participer dans un camp d’été mais en plus hardcore. Le matin, ils avaient des exercices de jeu et d’impro avec le scénario. Et l’après-midi, ils avaient de l’entrainement physique: courir, danser, marcher pieds nus… pour tenter de créer cette armée clandestine. On voulait quelque chose de différent. Je les ai fait dormir dans les mêmes lits superposés que dans le scénario. Ils se levaient et mangeaient ensemble, suivaient tous la même routine. Grâce à cela, on a pu commencer à voir ce qui arrive à la nature humaine: qui aime qui? qui se bat contre qui? J’ai vu cela se développer entre eux et à partir de là, j’ai choisi les huit qui deviendraient les Monos et j’ai réécrit le scénario, les dialogues en fonction d'eux. Ce processus de casting, ces cinq semaines d'entraînement sont les vraies fondations de ce film.
