Jane Campion, la seule femme à avoir remporté la Palme d'or: "Je montre des personnages en lutte car la vie, c'est cela, une lutte"
Il y a plus d’un quart de siècle, "The Piano" remportait la Palme d’or. Jane Campion est toujours l’unique femme à détenir le trophée. Interview vintage à l’heure du retour en salle.
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Publié le 31-07-2020 à 08h20 - Mis à jour le 14-12-2020 à 15h29
En 2014, Gilles Jacob avait choisi de passer sa dernière édition à la tête de Cannes parmi les gens qu’il affectionne et dont il avait contribué à révéler le talent au monde entier. À la présidence du jury, il avait installé Jane Campion, qui a toujours fait partie des chouchous du patron.
En effet, la réalisatrice néo-zélandaise fut la première et reste l’unique femme à avoir remporté la Palme d’or, et même deux Palmes d’or. Celle du court métrage avec Peel en 86. Et puis, bien sûr, celle du long métrage avec La Leçon de piano en 1993.
C’était une Palme comme Gilles Jacob les aimait, avec toutes les qualités : sujet, scénario, mise en scène, acteurs, musiques, dépaysement, regard… et un potentiel populaire. D’ailleurs son succès fut équivalent à celui de Pulp Fiction et Taxi Driver. Aujourd’hui encore, la partition de Michael Nyman ressuscite des séquences entières instantanément.
Cette palme suivait aussi deux films magnifiques de la réalisatrice, Sweetie et surtout An Angel at My Table, l’histoire de la poétesse Janet Frame, sauvée de la folie par la littérature.
Après ce démarrage ahurissant, sa carrière s’est poursuivie en demi-teintes jusqu’à son retour à son niveau exceptionnel avec Bright Star. Son expérience du côté de la télé avec Top of the Lake, une série thriller très atmosphérique, fut aussi très réussie.
Au-delà de ses talents de cinéaste, Jane Campion fait également partie de la légende cannoise pour avoir provoqué un scandale en 1995.
Cette année-là, une fois n’est pas coutume, un président de la République s’était déplacé à Cannes pour le centenaire du cinéma. Pour le recevoir dignement, on avait organisé un dîner des palmes, tous les convives étaient palmés. Dans ses mémoires La Vie passera comme un rêve, Gilles Jacob raconte qu’établir le plan de table fut un cauchemar qui lui explosa à la figure quand Jane Campion refusa de s’asseoir avec fracas à la droite de Jacques Chirac. Elle n’avait pas digéré les essais nucléaires français à Mururoa, premier acte politique du président Chirac.
L’an dernier, la BBC organisa un sondage planétaire pour connaître le top 100 des films réalisés par des femmes (#100filmsbyWomen). Et the winner fut La Leçon de Piano. Une raison parmi tant d’autres de justifier le retour sur grand écran de la copie restaurée et de publier l’interview que Jane Campion avait accordée à La Libre quelques jours avant de recevoir la Palme, en mai 93.
Première surprise par rapport à vos deux films précédents, la présence d’acteurs connus, dont deux Américains, Holly Hunter et Harvey Keitel. Comment en êtes-vous arrivée à ce choix ?
J’ai travaillé avec plusieurs responsables de casting. Mais, en fin de compte, c’est moi qui décidais. Personnellement, je crois que c’est la décision la plus importante qu’un metteur en scène puisse prendre sur un film. Elle engage absolument tout le reste. C’est donc le moment le plus angoissant. J’ai rencontré beaucoup de comédiens, de comédiennes, mais ce qui m’a conduit à choisir un acteur plutôt qu’un autre reste finalement bien mystérieux.
Pourquoi Holly Hunter par exemple ?
Elle m’a regardée droit dans les yeux avec ses grands yeux bruns, et d’un ton très ferme, elle m’a dit : "Ce rôle est le mien." C’est après qu’on trouve beaucoup de bonnes raisons pour justifier un choix que l’instinct fut seul à décider. Dans le cas de Holly, c’est bien sûr le fait qu’elle jouait du piano, qu’elle pouvait donc interpréter elle-même la musique qui fut composée ultérieurement en fonction de ses possibilités.
Mais je dois bien avouer qu’au départ, j’imaginais Ada plus grande, plus forte. Finalement, Ada est très bien comme cela et je ne peux plus l’imaginer autrement. Elle a d’ailleurs davantage le type Brontë. En la voyant, on se demande comment autant d’énergie peut se dégager d’un être si petit, si fin. Holly n’est pas seulement une bonne actrice, elle est intelligente et, surtout, on peut compter sur elle. Elle n’est vraiment préoccupée que par le challenge du film, que par son rôle, et pas du tout par le maquillage ou son bon profil. D’ailleurs, elle ne craint pas de paraître à son désavantage.
Deuxième surprise, c’est votre passage du petit au gros budget.
C’est loin d’être un film à gros budget, même s’il représente deux à trois fois le budget de mes films précédents. Le budget est un faux problème, nous avons eu l’argent nécessaire pour ce film. À partir du moment où l’on a une idée assez précise de ce qu’on veut faire, on ne doit pas multiplier le nombre de prises. On gagne du temps et de l’argent. Un plus gros budget n’aurait rien changé au film.
"The Piano" est un scénario que vous avez écrit voici une dizaine d’années. L’idée a-t-elle évolué pendant ce temps ?
Non. L’envie était d’aborder la Nouvelle-Zélande à une autre époque, dans un genre bien défini du romantique noir gothique pratiqué par les sœurs Brontë et d’y plonger une femme d’aujourd’hui, voire des années 50-60-70, autrement dit une femme plus libre, qui aurait intégré les conquêtes féministes, qui pouvait donc davantage assumer ses pulsions.
Pourquoi est-elle muette ? Pourquoi vos "héroïnes", celle de "Sweetie" , de "An Angel at my Table" et Ada dans "The Piano" se sentent-elles exclues du monde ?
Il faudrait plutôt poser la question à un psychiatre, un psychanalyste. Personnellement, je ne me la pose pas. Je ne m’analyse pas. Je ne me demande pas pourquoi je m’intéresse à tel sujet plutôt qu’à un autre. Je crois que je montre des personnages en lutte, et je crois que la vie, c’est cela, une lutte.
Pensez-vous que vous auriez pu raconter la même histoire si vous n’aviez pas étudié l’anthropologie à l’Université ?
C’est possible. Toutefois, je ne crois pas que cette histoire vienne de mon intérêt pour l’anthropologie. Les Maoris ne sont pas le sujet du film.
L’opposition entre primitifs et civilisés est davantage qu’une toile de fond.
Certainement, cela a dû avoir une certaine influence. Peut-être inconsciente finalement. Cette opposition entre nature et culture, c’est un réflexe très anthropologique. Mais, personnellement, je n’ai pas traité le sujet du point de vue d’une anthropologue, cela fait partie de ma personnalité.
Troisième surprise. Esthétiquement, vous avez encore changé de style.
Oui et c’est très bien comme cela. En fait, je m’adapte au sujet et pas le contraire. Le bush possède une très grande qualité, il est très expressif. Par moments, il a une atmosphère magique, un peu effrayante aussi. Une atmosphère de fable, de conte de fées. Il est couvert de mousse, avec un élément subaquatique qui m’a toujours fascinée. Personnellement, j’adore l’atmosphère du bush. J’y ai passé beaucoup de temps, soi-disant pour faire des repérages, mais c’était surtout pour mon plaisir (rires). C’est un paysage enchanteur. Dans la mesure du possible, nous avons tenté de conserver cette atmosphère, toutes les variétés de bleu, de vert, toutes les couleurs de la boue.
Dans un plan, votre caméra traverse le chignon d’Ada pour aboutir sur un arbre. Dans "Sweetie", un autre arbre avait beaucoup d’importance. Les arbres ont-ils une signification particulière à vos yeux ?
Non, pas vraiment. L’arbre a pour moi plusieurs significations, pas une seule bien précise. Je ne veux pas analyser cela non plus, mais on dit que l’interpénétration de l’homme et de la nature est un de mes thèmes.