"Les Sept de Chicago" : un procès-spectacle brillamment reconstitué
Aaron Sorkin ( À la Maison-Blanche) retrace un épisode authentique du mouvement anti-guerre du Vietnam. Violences policières, dérives autoritaires du pouvoir y sont défiées par Sacha Baron Cohen, Eddie Remayne et Mark Rylance. Un miroir pour le présent.
Publié le 30-09-2020 à 22h24 - Mis à jour le 30-09-2020 à 22h25
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Hollywood a consacré de nombreux films à la guerre du Vietnam. Mais moins à la guerre intérieure qu’elle suscita aux Etats-Unis. L’héritage en est peut-être plus douloureux et impopulaire. De nombreux historiens s’accordent aujourd’hui pour voir dans les manifestations pacifistes, l’émergence de la "nouvelle gauche » américaine et celle des « néo-conservateurs » qui l’accompagna les prémices de la polarisation idéologique qui fracture aujourd’hui les Etats-Unis.
Reconstitution d’un épisode authentique et fameux, Les Sept de Chicago (The Trial of the Chicago 7) plante le décor de cette division : escalade militaire au Vietnam, enlisement sanglant, début des protestations, assassinat de Martin Luther King et Bobby Kennedy, jusqu’à la convention démocrate pour les primaires de la présidentielle de 1968, sous haute tension. Tout ce que l’Amérique comptait de mouvements de protestation y a convergé pour manifester. Le maire de la ville, Richard Daley, y était opposé et mobilisa forces de police et garde nationale. Walter Cronkite, présentateur vedette de la télévision américaine à l’époque, introduit alors l’événement (et le film) comme se tenant dans l’atmosphère « d'un état policier ».
Aaron Sorkin opère alors un bond deux ans plus tard, alors que s’ouvre le procès des leaders des différents mouvements de protestation, inculpés, contre l’évidence, de conspiration en vue de provoquer les affrontements avec les forces de l’ordre en marge de la convention. La chronique les a retenus comme « les 7 de Chicago », mais ils étaient d'abord huit appelés à comparaître : on avait adjoint aux étudiants et aux hippies blancs un des leaders des Black Panthers, Bobby Seale - mouvement plus menaçant aux yeux de l’opinion publique blanche. Seale n’avait passé que 48 heures à Chicago.
Un casting parfait
Le tribunal, dans la tradition hollywoodienne, est le théâtre où s’exhibe « l’exception américaine », où se déploie la liberté d’expression ou la justice triomphe du mal ou des puissants. Où, parfois, se rappelle aussi l'inverse. Aaron Sorkin, scénariste idéaliste (la série À la Maison-Blanche), mêle ici les deux, sans être dupe des failles du système judiciaire de son pied. Une des thèse du film (étayée par plusieurs faits) est qu’il s’agissait d’un procès politique, diligenté par l’administration Nixon via son ministre de la Justice, John Mitchell (qui sera jugé et condamné pour conspiration, obstruction à la justice et parjure suite au scandale du Watergate). Les inculpés ne l'ont pas compris autrement, exploitant le procès pour défendre leur droit, voire devoir, à protester et à s'exprimer.
Pour animer ce spectacle qui aurait pu paraître aride ou complexe à soixante ans de distance, le réalisateur scénariste a réuni un casting parfait : Baron Cohen en « yippie » provocateur, Eddie Redmayne en pacifiste moralisateur et propre sur lui, John Carroll Lynch en vieux militant tempéré, Mark Rylance en avocat luttant contre le pouvoir, Frank Langella en juge totalitaire et Joseph Gordon-Levitt en jeune procureur patriote - sans oublier un beau caméo de Michael Keaton dont on ne gâchera pas la teneur. La reconstitution des moments forts du procès permet joutes et punchline savoureuses, d’autant plus qu’Abbie Hoffman (Cohen) pratiquait l’agit-prop sous forme de stand-up.
Sorkin est un maître dialoguiste, qui rend fluide et limpide, même pour le profane, les enjeux judiciaires, politiques et, même, historiques. Mention à l’échange entre Bobby Seal et Tom Hayden, leader étudiant, quand le premier rappelle au second que la différence entre leur lutte est celle entre « une corde à un arbre » et « un doigt d’honneur à papa ». Le conflit de génération était symbolisé, ironiquement, jusque dans le nom de famille que partageaient le juge Hoffman et Abbie (pourtant sans lien de parenté). Prétexte à l'écran d'une première savoureuse passe d'armes verbale entre Frank Langella et Sacha Baron-Cohen. On notera, par rigueur historique, que Sorkin atténue un peu la verdeur d'autres échanges entre les prévenus et le juge (qui fut par la suite unanimement condamné par ses pairs pour son "incompétence" outrageusement partiale).
Une tribune pour le présent
La gravité des événements transparaît dans les inserts des images d’archives des violences policières et l’évocation de ce moment glaçant, où des manifestants virent des policiers retirer leur insigne et le badge avant des les rouer de coups. Difficile de ne pas penser à ce qui survient aujourd’hui aux Etats-Unis ou dans d’autres démocraties (voir notamment le documentaire Un pays qui se tient sage, qui sera en salle la semaine prochaine)
Sorkin semble utiliser l'Histoire comme tribune pour le présent. Difficile de ne pas mettre en parallèle les manifestations et les violences policières d'alors et celles d'aujourd'hui. Ni de ne pas entendre dans les rodomontades martiales un écho (les Nixoniens scandaient déjà le slogan de "la loi et l’ordre" repris par Trump). La dernière phrase du film, reprise du chant des manifestants «Le monde nous regarde», semble presque une adresse du réalisateur à ses compatriotes qui voteront le 3 novembre.
(Les Sept de Chicago sera en ligne sur Netflix le 23 octobre. Il sort dans un nombre limité de salles belges d'ici là.)
Les Sept de Chicago D'Aaron Sorkin Scénario Aaron Sorkin Avec Sacha Baron Cohen, Eddie Redmayne, Mark Rylance, Frank Langella,... Durée 2h09.
