Charlotte Gainsbourg: "Je n’ai jamais été satisfaite, et je pense que c’est plus facile de vieillir comme ça"
De son intimidation devant l’œuvre de Duras à son rapport à son image et au temps qui passe. Rencontre avec l’actrice principale de "Suzanna Andler", Charlotte Gainsbourg.
Publié le 06-06-2021 à 18h07 - Mis à jour le 07-06-2021 à 11h24
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Nous sommes chez Charlotte Gainsbourg et Rita le bull-terrier de 9 mois se fait les dents sur notre casque à vélo. Puis l’entretien est interrompu par l’entrée inopinée d’un jeune homme qui cherche du fromage au frigo (pas sûr qu’il y en ait), puis par une charmante petite fille revenant de l’école qui s’excuse poliment et que sa mère embrasse, puis le jeune homme recommence des pitreries qui la font glousser… Bref c’est très nature, une rencontre avec Charlotte Gainsbourg. Mais la comédienne l’est aussi, dans son tee-shirt noir et son jean, en contrôle sûrement, mais avec une manière très délibérée de parler, lente, franche, sans toutefois vouloir donner l’impression de faire un cadeau de ses confidences (merci). C’est sans doute qu’elle a dû beaucoup réfléchir, Charlotte Gainsbourg, à ce qui lui est arrivé, à ce qui lui arrive encore, et développer une intelligence des situations, un recul, lui permettant d’en parler plutôt librement. Peut-être est-ce pour cela qu’elle ne nous a jamais semblé aussi juste dans un film, ce Suzanna Andler de Benoît Jacquot.
Comment est-ce que Benoît Jacquot vous a parlé de ce projet ?
Il m’a envoyé le texte, sans introduction. On cherchait à retravailler ensemble après Trois Cœurs. Je l’ai lu, j’ai tout de suite réagi en disant que j’avais très envie d’essayer, mais j’avais peur, vu la relation qu’il avait eue avec Duras [le cinéaste a été son assistant sur trois films, NdlR], qu’il ait une envie très définie et que je ne sois pas à la hauteur. Du coup, il est venu me voir à New York, on a fait une lecture, pour voir. Et ça a été assez facile, on a fini, on est allés déjeuner, c’était simple. Il voulait que je le fasse, et que j’en aie envie. Je savais aussi que le tournage allait être très très court, il prévoyait deux jours de répétitions et quatre jours de tournage, ça allait être tellement rapide que c’était tout un concept.
Pourquoi cette crainte de Duras ?
J’avais peur du texte, peur aussi de pas avoir assez de connaissances. Je n’avais pas tout lu d’elle - La Douleur très jeune, et L ’Amant, que j’avais aimés, mais je n’avais pas de recul sur son écriture. Je ne connaissais pas son théâtre du tout, j’avais peur de ne pas avoir les bonnes clés. J’ai commencé à travailler avec un coach que je connaissais depuis quinze ans, et puis il est mort. Je me suis sentie orpheline, de ne plus savoir comment faire sans lui… Mais il n’y a pas eu d’hésitation de ma part, seulement de l’intimidation. Alors j’ai préparé le film comme on prépare une pièce de théâtre, en apprenant le texte à l’avance. On allait faire deux scènes par jour, des scènes vachement longues, et je n’ai pas du tout une bonne mémoire. J’ai vécu dans le stress le mois qui précédait, avec une gymnastique au quotidien, à rabâcher les mots. Mais c’était une manière de me les approprier.
Vous l’avez trouvé difficile, ce texte ?
Non, j’avais l’impression qu’il y avait une musique qui était très évidente, qui pouvait m’appartenir. Les didascalies ne m’ont pas encombrée, elles étaient comme les indications d’un metteur en scène qu’on enregistre et qu’on évacue. Je me suis sentie très libre, j’avais l’impression qu’il se passait autant de choses dans les silences que les mots, que sa musique était aussi entre les lignes. C’était tellement agréable à jouer ! Et puis on faisait des plans-séquences, mais sans l’angoisse des plans-séquences - moi, j’ai très peur des plans-séquences, le fait qu’on puisse se planter met une pression terrible - mais je savais que Benoît allait monter. Je pouvais prendre autant de temps que je voulais. J’ai tendance à être lente, donc quand on m’autorise à être lente, ce n’est qu’une histoire de plaisir.
Vous aviez vu les films de Duras ?
Non. J’ai vu l’interview que Benoît a faite d’elle, c’est tout. Je me souviens, et j’en ai un peu honte, qu’il y a très longtemps j’ai joué Jane Eyre, et que ce n’était pas un de mes livres de chevet. J’ai découvert le roman au moment de faire le film. Mais ça m’a enlevé beaucoup d’appréhension et de trac, et peut-être est-ce pareil avec Duras - le fait de ne pas être très bien éduquée, je crois que c’était un plus. Maintenant, je suis folle de son écriture. J’ai lu Lol V. Stein, La Vie matérielle et Barrage contre le Pacifique. J’ai l’impression qu’il y a une proximité, je ne saurais pas juger son écriture, mais elle a quelque chose d’évident.
Vous avez vu le film, qu’avez-vous pensé ?
J’étais saoulée de moi-même ! [Rires] Je n’ai jamais été filmée autant, sous tous les angles. Je pensais que Lars [von Trier] m’avait filmée sous tous les angles, mais là, ce qui donne cet effet c’est le temps, c’est d’être autant de temps à l’écran. J’en ai été flattée, et en même temps saoulée, mais ça m’a amusée de ressentir ça. Je n’ai pas été mortifiée de me voir.
Vous arrivez à juger ce que vous faites ?
Je regarde les moments que je n’aime pas, que je pense avoir ratés. Et là il y en a un, un gros, que je trouve très forcé, je hurle, c’était dans les didascalies mais je déteste ce moment. Je me juge durement, je vois quand ça ne marche pas, mais maintenant je ne suis plus crispée comme j’ai pu l’être avant, du début à la fin d’une projection.
Qu’est-ce que ça vous fait de vous voir à l’écran, depuis si longtemps ?
J’ai tenu mon image à distance. Le fait d’avoir été très complexée très jeune, de ne pas ressembler assez à ma mère, a fait que je me trouvais très moche. J’avais une difficulté à me regarder. Je n’ai jamais été satisfaite, et je pense que c’est plus facile de vieillir comme ça. Même si c’est vrai aussi que je n’arrive pas à passer dans la catégorie quinquagénaire, ça me fout une trouille bleue. Pour une femme, il n’y a rien de facile, qu’on ait été sublime ou pas. Du coup, je ne m’aime toujours pas, et je demande souvent à ce qu’on juge pour moi. Je ne vais pas me voir au combo pendant un tournage. Il faut que ce soit encore, naïvement, des moments volés, comme si de rien n’était.
Volés ?
C’est quand même un peu se prostituer aussi, il y a un peu de ça, jouer à ne pas savoir qu’on vous regarde et à vous offrir. Il y a quelque chose d’un peu tordu. Les actrices vont dire que c’est tout l’art de jouer, mais moi je le prends autrement, parce que je n’ai pas l’impression de faire beaucoup d’efforts. Enfin pour le texte, si, c’était vraiment du boulot.
Vous aimeriez recommencer avec quel autre cinéaste ?
Lars ! Je n’arrête pas de lui demander mais pour l’instant, pff… Ce n’est pas d’actualité. Ses films sont les moments les plus forts que j’ai connus comme actrice, et dont je suis la plus fière. J’ai eu la chance de tourner coup sur coup avec lui, donc ça m’a mise en période de manque. J’ai ça avec Yvan [Attal, son mari] bien sûr, et avec Benoît, on parle de continuer à trouver des projets à part, ce genre de tournage un peu éphémère. Desplechin aussi, j’ai très envie. Je suis beaucoup moins gênée maintenant, avant j’étais timide, j’avais l’impression d’aller mendier si je disais que j’avais envie de travailler avec tel ou tel. Aujourd’hui je m’en fous complètement, je trouve ça normal.
Vous venez de réaliser votre premier film aussi, un documentaire sur votre mère. Ça donne une forme de puissance, de passer de l’autre côté ?
Ah oui ! Tout à coup je me suis dit : "Mais alors donc, je peux faire des films !" Mais je n’en suis pas encore là. Le seul cinéma qui pourrait s’offrir à moi, ce serait des choses très personnelles. Le documentaire a pris forme de manière tellement hasardeuse et chaotique… Cela fait quatre ans que j’ai commencé à la filmer, puis j’ai arrêté parce que ça ne lui plaisait pas, puis je suis revenue à la charge. Et après, c’est moi qui allais mal, ça n’avait rien à voir avec elle, mais là, c’est elle qui m’a beaucoup aidée et a été plus volontaire. Tout cela a fait qu’il y a tous ces moments très différents, je ne savais pas ce que ça allait donner. J’avais peur de ne pas avoir le bon bagage, la bonne éducation, de ne pas maîtriser les outils. Mais en fait, j’ai réalisé que je peux continuer à être instinctive, ça marche. C’est un autre genre de film, pas très maîtrisé, mais ça marche. À côté de ça, le cinéma que j’aime par-dessus tout, c’est Billy Wilder, très maîtrisé, très écrit… C’est comme avec les acteurs. Je ne me mets pas dans la même catégorie que certaines actrices que j’estime par-dessus tout, comme Meryl Streep, qui maîtrisent le jeu, s’en amusent, peuvent passer d’une comédie à un drame. Je ne suis pas dans cette catégorie. Mais ça me va aussi.
--> Date de sortie de "Suzanne Andler" en Belgique non communiquée.
--> "Jane par Charlotte", le documentaire sur sa mère Jane Birkin, sera présenté en séance spéciale sous le label Cannes Première au Festival de Cannes.