Aux origines du mythe NTM : "C'est une histoire d'amour"
Ce mercredi, sort "Suprêmes". Audrey Estrougo y revient sur les débuts du groupe de rap français Suprême NTM. Avec la complicité, entre autres, de l’un de ses fondateurs, JoeyStarr.
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Publié le 24-11-2021 à 18h43 - Mis à jour le 26-11-2021 à 16h48
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Jeudi dernier, Audrey Estrougo et JoeyStarr étaient à Bruxelles pour l'avant-première de Suprêmes . (*) Si le titre du film - qui revient sur les débuts du groupe de rap français Suprême NTM, de 1988 à 1992 - s'écrit avec un "s", c'est que la cinéaste a voulu raconter le lien si particulier qui unit ses deux membres fondateurs : Bruno Lopes et Didier Morville, alias Kool Shen et JoeyStarr. Une relation chaotique mise en scène dans "Tout n'est pas si facile" (sur leur dernier album Suprême NTM en 1998), puis avec leur projet Le Clash en 2001, où les rappeurs se répondaient à coups de remix de leurs tubes réalisés chacun de leur côté avec les artistes de leur label respectif.
Vingt ans plus tard, JoeyStarr ne cache pas son inimitié pour Kool Shen. Pourtant, régulièrement, NTM se reforme pour une série de grands concerts. Et, sur scène, l'énergie, voire la complicité, est toujours là… "On ne s'est pas vus depuis dix piges, on va en répét' et effectivement, j'ai envie de lui décrocher la tête avec les dents… Mais on met 'Seine Saint-Denis Style' et ça marche tout de suite. On joue ensemble et au sortir de ça, on est rabibochés. On est encore ce couple…", avoue le rappeur…
Des tensions précoces
La réalisatrice confirme avoir été, pendant la préparation du film, "au milieu tout le temps"… Elle n'a ainsi jamais pu réunir les deux membres d'NTM dans la même pièce pour qu'ils évoquent leurs souvenirs. "Ils ne sont plus dans aucune pièce ensemble… C'est une histoire d'amour. Comme dans toutes les histoires d'amour, on peut se séparer salement et avoir encore de l'amour pour l'autre… Mais sur scène, d'un coup, c'est fou !"
Ces dissensions, Suprêmes les met également en scène. "Ça se passait déjà mal à ce moment-là. Cela m'a été raconté par tous les protagonistes autour d'eux. Ça n'a été qu'amplifié par la suite avec la notoriété, qui a fait exploser les ego", commente la réalisatrice.
Si le film est plus axé sur JoeyStarr, qui y a largement participé - il a notamment bossé avec Cut Killer sur la B-O -, c'est cette dynamique du duo qui intéressait la cinéaste. "Passer par l'intimité de Didier, notamment sa relation à son père, c'est raconter son rapport à Bruno, puisqu'il n'a fait que transférer sur Bruno tout ce qu'il n'a pas réussi à choper chez son père. Mon père ne m'a pas donné d'attention, d'amour, toi, tu vas m'en donner. Bruno est très pragmatique, carré, droit. Didier, c'est un instinctif. Ce sont deux manières opposées de voir la vie" , analyse la réalisatrice.

Représenter le 9-3
Autrice de cinq longs métrages depuis 2007 (dont La Taularde avec Sophie Marceau en 2016), Audrey Estrougo a grandi en Seine-Saint-Denis. "Quand j'ai découvert NTM, j'avais 10-11 ans. Le premier morceau que j'ai entendu, c'est 'Pass pass le ouinj' . J'étais en colonie et les grands écoutaient ça", se souvient la réalisatrice de 39 ans, qui ne se dit pas fan pour autant. "Dans le rap, il y a une secte et c'est NTM. Les fans ont des tatouages, c'est leur vie. C'est la même typologie que les fans de Johnny Hallyday… Mais c'est une musique qui a fait partie de ma vie. NTM, c'est les mecs qui ont placé le 9-3 sur la carte, en disant qu'il n'y avait pas que des faits divers en Seine-Saint-Denis. Quand on a grandi là et qu'on vous rabâche tout le temps que vous n'êtes pas né du bon côté du périph', ça inspire. Comme ils disent : ils représentent les leurs. Et je voulais faire un film sur les mecs qui nous représentent. En banlieue, c'est très très fort d'où tu viens."
Très rapidement, et malgré l'hostilité d'une partie de la classe politique française, NTM a su parler au-delà du "9-3", grâce à son incroyable énergie sur scène et à l'alchimie si particulière entre Kool Shen et JoeyStarr, mais aussi à des textes ciselés, qui dénoncent le mal-être d'une jeunesse invisibilisée. "Ils ont inventé quelque chose, estime Audrey Estrougo. Il n'y avait rien avant eux. Ce sont les premiers. Ils ont mis les pieds dans un champ de patates et ils en ont fait une piste de décollage ! Ils ont inventé une langue, un style, une musique, en se réappropriant les grands préceptes américains. Avec des textes d'une intelligence et d'une clairvoyance inégalées. Ils ont beau s'appeler Nique Ta Mère, elle est où l'insulte dans leurs textes ? Aujourd'hui, il y a un gros mot toutes les deux strophes. Eux ont un discours hyper humaniste, engagé, tolérant, ouvert d'esprit."
Suprêmes se veut en effet un biopic très politique, qui montre que rien n'a vraiment changé depuis 30 ans : violence policière, bavures… "Et l'abandon de ces jeunes, ajoute Estrougo. Je voulais raconter cet abandon des jeunes, alors qu'à un moment donné, il y a eu des gamins qui avaient un truc à dire sur leur façon de voir la société, totalement inspirée de leur vécu, et qu'on n'a pas voulu entendre. On leur a dit : ' C'est à cause de vous que ça flambe.' - 'Non, en fait, c'est à cause de vous ! Nous, on pourrait faire flamber des bagnoles, mais on décide de faire du rap. Saluez la démarche.' NTM est le symbole de cette jeunesse de banlieue dont on n'a strictement rien à faire. Et ça, ça ne change pas. Le rap est toujours considéré comme une musique de banlieue, de racaille, alors que c'est la musique la plus écoutée dans le monde. Le cinéma permet de montrer que ces jeunes étaient de toutes les couleurs. Mais aujourd'hui, il manque une couleur. La classe moyenne est partie, il n'y a plus de Blancs. On abandonne, on ghettoïse, on appauvrit les systèmes d'éducation. Ça raconte tellement notre refus de considérer que la France peut être autre chose que des Gaulois de base. La graine a été plantée là, et pas ailleurs. Le jour où on a réglé ça, on vivra mieux ensemble. Mais là, ça pue, c'est la gerbe."
Ce que montre aussi Suprêmes, c'est comment, dès qu'on passe du collectif 93NTM, un posse d'une trentaine de jeunes, au groupe Suprême NTM, signé dans une maison de disques et mené par deux stars, l'esprit originel du hip-hop disparaît. "C'est la vie et mort de la philosophie hip-hop. Solo (le fondateur du groupe Assassins, antérieur à NTM, NdlR) me disait qu'en vrai, le hip-hop, si on regarde bien, ça n'a duré que trois ans. Après, c'est l'industrie qui prend le dessus, le capitalisme, tout ça. Et ça fout tout en l'air…", se désole la réalisatrice.
(*) Critique du film dans le supplément "Arts Libre".